Comme dans un film d’espionnage, nous attendons Sergueï Jirnov à la sortie de la douane de la gare Cornavin. A force de le voir sur la chaîne LCI, nous devrions facilement l’identifier. Mais c’est un homme sans lunettes et coiffé d’une casquette, sans veston mais en short et t-shirt à motifs publicitaires, qui apparaît. L’ex-agent du KGB a tout d’un touriste.
- Votre look n’est pas celui auquel je m’attendais. C’est volontaire?
- Sergueï Jirnov: En voyage, j’essaie d’être aussi passe-partout que possible. Le régime de Poutine ne m’apprécie guère et me fait suivre. Je reste donc sur mes gardes, dans la rue comme sur les réseaux sociaux, sans pour autant virer paranoïaque. Mais l’autre jour, par exemple, j’ai décliné une demande d’interview d’une chaîne allemande. Je leur ai recommandé quelqu’un d’autre à interviewer, car j’avais un mauvais pressentiment.
- Votre première apparition dans les médias suisses date de 2001, c’était dans «L’Hebdo». Vous aviez alors lancé une procédure judiciaire contre votre ancien employeur, le SVR, l’ex-KGB, qui refusait de vous fournir votre diplôme d’espion. Où en est cette affaire?
- En fait, ma demande d’attestation pour mon CV, c’était un moyen détourné de faire mon coming out d’espion. Il était illégal que je dise que j’avais été espion du KGB à l’étranger. En faisant ce procès civil pour récupérer un diplôme, mon ancien statut devenait public de manière indirecte. Le but, c’était de décourager le Kremlin et les services concernés de me rapatrier en Russie contre mon gré. Mais c’était très marrant, tout ce cirque médiatique autour de ce diplôme.
- Passons à votre nouveau livre, «Les pires amis». Un récit passionnant qui dévoile les coulisses du régime en place et qui nous apprend beaucoup de choses sur la culture et l’histoire russes. Mais pourquoi un roman, cette fois?
- D’abord pour me divertir. Mais aussi pour me mettre à l’abri d’éventuelles plaintes pour diffamation. En fait, tous les personnages existent et beaucoup de faits sont réels. Je me suis amusé à mettre en scène tout cela dans des situations qui m’arrangent.
- Le cœur de ce récit, c’est la relation entre un certain Vladimir Poutine et un certain patriarche Kirill. On pensait que, dans le monde réel, ces deux leaders étaient sur la même longueur d’onde. Et on découvre deux personnages en concurrence...
- Entre Poutine et Kirill, c’est le vieil antagonisme russe entre le tsar et le chef religieux qui se rejoue. Kirill aimerait faire de Moscou une nouvelle Rome et en être le pape pour tous les chrétiens orthodoxes. Mais Poutine ne veut rien partager. C’est aussi deux visions politiques qui pourraient déboucher sur un conflit ouvert. L’Eglise orthodoxe et une bonne partie du peuple russe n’acceptent pas que Poutine persécute des chrétiens orthodoxes – les Ukrainiens, les Géorgiens, les Arméniens – et s’allie avec les musulmans de Tchétchénie, d’Azerbaïdjan et d’ailleurs.
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- Dans le livre, vous imaginez une discothèque de Moscou, le Victory, ciblée par des terroristes. Pourquoi avoir renommé l’attentat du Crocus City Hall?
- Parce que c’était une pure invention de ma part. L’attentat du Crocus a en fait eu lieu juste avant qu’on imprime le livre. Nous aurions pu changer le texte, mais cela aurait été opportuniste, voire malhonnête. Dans le livre, j’ai imaginé aussi des attaques terroristes contre l’Eglise orthodoxe à Piatigorsk. Or c’est ce qui vient de se produire au Daghestan tout proche. Si j’étais mégalomane, je me verrais comme un prophète pensant que tout ce qu’il raconte dans son roman finit par se réaliser (rires).
- Votre avis général sur Vladimir Poutine aujourd’hui?
- Je me pose des questions sur l’intelligence réelle de cet homme. Je suis exaspéré d’entendre régulièrement des commentateurs le qualifier de fin stratège. Poutine a commis un véritable suicide national en s’aliénant l’Occident qui lui achetait son gaz naturel et son pétrole à coups de milliards. En fait, Poutine n’a aucune vision stratégique. Son seul talent, c’est d’être resté au pouvoir après y être arrivé par hasard grâce à Eltsine. Poutine, c’est un chef mafieux efficace qui a su établir puis consolider son pouvoir en gérant habilement une guerre des clans. Mais il n’est rien de plus que ça.
- En Suisse, comme ailleurs en Europe, il y a des gens qui cherchent à démontrer par des reportages au Donbass notamment que, si la Russie a envahi l’Ukraine, c’était pour se défendre. Ces gens sont-ils des agents d’influence financés par Moscou?
- Ce sont des agents d’influence, mais ils ne sont pas forcément rétribués par le Kremlin. En revanche, quand ils vont sur place, dans le Donbass par exemple, ils sont très bien reçus et on leur montre tout ce qu’ils espèrent voir et on ne leur dit que ce qu’ils espèrent entendre. Si ces gens prennent parti envers et contre tout pour le régime de Poutine dans cette guerre, c’est parce qu’il y a toujours eu des gens qui adorent se démarquer de la réalité. La période covid a renforcé cette tendance au contre-pied journalistique à tout prix.
- Pourquoi les Russes nous semblent-ils, vu de l’Occident, à la fois si soumis à leurs dictateurs et si hostiles envers le monde démocratique?
- Quand il y a des problèmes et des faiblesses à l’intérieur du pays, il est pratique de désigner les responsables à l’étranger. La Russie est un pays qui n’a pas encore réussi sa reconversion post-communiste. Malgré sa taille et ses ressources immenses, malgré aussi un très bon niveau d’éducation, la Russie stagne, dépend presque totalement de la vente de ses produits pétroliers alors qu’elle devrait être le pays le plus prospère du monde.
- Et donc l’ennemi est forcément extérieur?
- Oui, c’est tellement pratique pour le Kremlin et pour l’orgueil national. Pourtant la Russie est seule responsable de ses échecs. C’est un pays très inefficace, parce que justement trop grand et très mal géré. C’est le règne du laisser-aller. Les petits pays sans ressources naturelles comme la Suisse, le Danemark ou le Japon ont en revanche été obligés d’être inventifs.
- Que faudrait-il savoir sur les Russes d’aujourd’hui pour mieux les comprendre depuis l’Europe?
- Il faut avoir à l’esprit que la grande majorité des Russes ne sont ni croyants, ni anti-occidentaux. Ils adorent tout ce qui vient de l’Occident. C’est l’idéologie et la pression étatiques qui les forcent à adopter des postures anti-occidentales. En fait, la Russie de Poutine, c’est d’abord et surtout un pays profondément malheureux et qui ne sait pas comment sortir de son inertie.
- Quels autres romans russes que le vôtre nous conseillez-vous pour se faire un tableau de la société russe?
- Laissons de côté les éternels grands classiques, Dostoïevski, Tolstoï et les autres. Il y a beaucoup de grands auteurs russes modernes mais peu connus en Occident. Je recommande «Moscou 2042», de Vladimir Voïnovitch. Et je suggère aussi «Il est difficile d’être un dieu», des frères Arcadi et Boris Strougatski, auteurs de science-fiction.
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- Elle vous manque, la Russie, après vingt-cinq ans d’exil?
- Je n’éprouve aucune nostalgie vis-à-vis de mon pays d’origine. D’autant plus que, depuis mon exil, c’est un pays que je ne reconnais plus. Et puis grâce à internet, je reste en relation avec la Russie et je peux suivre son évolution. Mon métier d’espion m’a aussi appris à être cosmopolite. J’aime la France, je parle sa langue, j’adore la montagne, donc je m’y sens bien même si j’aurais préféré vivre en Suisse. Mais j’y aurais été une cible plus facile qu’en France, alors j’ai renoncé à m’établir chez vous!
- La Suisse est vraiment un nid d’espions?
- La Suisse est un très grand centre d'espionnage européen. Pour les Russes, c’est le pays le plus intéressant du continent pour le renseignement juste après la Belgique, en raison du siège de l’OTAN et de la Commission européenne qui se trouvent à Bruxelles. La Suisse intéresse beaucoup le Kremlin en raison de sa neutralité et des nombreuses organisations internationales qu’elle accueille. Le contre-espionnage suisse le sait d’ailleurs très bien. Il suffit de lire ses rapports annuels d’excellente qualité. La récente affaire, encore peu claire, du diplomate russe arrêté en Suisse avant la conférence du Bürgenstock parce qu’il aurait tenté de se procurer des armes et des substances dangereuses confirme le haut niveau d’activité du Service des renseignements extérieurs (SVR) en Suisse et l’intensité de la guerre hybride menée par la Russie en Europe.
>> Retrouvez le roman «Les pires amis» de Sergueï Jirnov, Ed. Istya & Cie, 349 p.