Ces merveilles de miniaturisation que sont les insectes furent les premiers animaux, il y a 400 millions d’années, à coloniser la terre ferme tandis que leurs cousins crustacés de l’époque restaient fidèles aux milieux marins. Ils traversèrent ensuite de nombreux cataclysmes climatiques et géologiques qui ont chamboulé la vie sur terre et exterminé des groupes entiers d’animaux comme les dinosaures. Leur capacité à évoluer et à se spécialiser en fait aujourd’hui le plus grand groupe vivant en termes de diversité et de biomasse. Le nombre de leurs espèces se chiffrerait entre 5 et 80 millions. Rien qu’en Suisse, on en dénombre plus de 27'000.
High-tech, mais fragiles
Mais ces créatures high-tech n’en demeurent pas moins fragiles. La plupart d’entre elles ont en effet besoin d’habitats préservés, notamment d’une végétation intacte après tous ces millions d’années de coévolution étroite avec les fleurs. Or, en altérant les sols, la flore et les eaux, en homogénéisant les milieux naturels, l’être humain provoque l’effondrement du nombre et de la variété de ces créatures qui rendent pourtant des services capitaux à l’ensemble du vivant.
Une étude allemande, en automne 2017, puis tout récemment une étude australienne faisant la synthèse de travaux dans le monde entier ont dressé un tableau apocalyptique: 40% des espèces sont menacées d’extinction, parmi lesquelles fourmis, abeilles et autres éphémères. Depuis 30 ans, la biomasse totale des insectes diminue de 2,5% chaque année. Ce taux de diminution est huit fois plus rapide que celui des mammifères, des oiseaux et des reptiles.
Pour mieux mesurer le phénomène à l’échelle suisse, nous avons réuni quatre entomologistes, collaborateurs d’Info Fauna, le Centre suisse de cartographie de la faune (CSCF), installé à l’Université de Neuchâtel et où travaillent une vingtaine de biologistes et de naturalistes.
1. La situation en Suisse
Le directeur de cet observatoire de la faune suisse, Yves Gonseth, est lui-même entomologiste, plus précisément un spécialiste des papillons. Il confirme d’emblée que la situation en Suisse suit la tendance mondiale: «Si les espèces communes se portent très bien, des milliers d’espèces rares sont en effet en train de disparaître ici aussi. En fait, les conclusions de l’étude allemande qui a secoué les consciences il y a une année et demie peuvent s’appliquer sans autre à la Suisse.»
Ses trois collègues, spécialistes chacun de différentes familles d’insectes, confirment tous la gravité de la situation. Et chacun de rappeler les services écosystémiques assurés par leurs protégés respectifs. Pascal Stucki, spécialiste des milieux aquatiques, évoque le rôle purificateur de cette faune. «Les lits des cours d’eau, en abritant cette faune, jouent en quelque sorte le rôle de reins des rivières.» Les abeilles chères à Christophe Praz sont bien sûr de fidèles pollinisatrices, parmi d’autres insectes volants qui assurent ce service vital non seulement pour les cultures, mais aussi pour trois quarts des plantes vasculaires sauvages.
Christian Monnerat, expert notamment des coléoptères, met en avant de son côté le recyclage organique que les bousiers, petits scarabées coprophages, effectuent dans les pâturages. Sans eux, ces prairies mourraient littéralement, étouffées, ou plus exactement eutrophisées, par les tonnes d’excréments de bétail, comme ce fut le cas en Australie où il fallut d’ailleurs importer ces fameux bousiers.
Les entomologistes rappellent aussi le contrôle biologique de ces créatures, avec l’exemple bien connu des coccinelles mangeuses de pucerons. Et les insectes eux-mêmes constituent le premier garde-manger d’une grande partie des poissons, des oiseaux et de petits mammifères comme les musaraignes et les chauves-souris. Il n’est dès lors pas étonnant que ces créatures insectivores donnent souvent d’inquiétants signes de raréfaction sur tout le territoire national.
2. Les causes du déclin
Mais comment expliquer ces 60% à 75% de baisse de la biomasse des insectes en 25 ans, baisse que les automobilistes de plus de 60 ans vérifient en n’ayant plus que de la poussière à nettoyer sur leur pare-brise au lieu des hécatombes de moucherons de naguère? La principale cause de cet effondrement, selon ces spécialistes, c’est l’évolution des milieux naturels provoquée par l’emprise humaine: 80% des marais ont été drainés, 95% des prairies sèches ont été altérées, 98% des sources d’eau naturelles ont été exploitées et emprisonnées dans des canalisations.
«Quand on parle de baisse de la biodiversité, on parle d’abord de la dégradation des habitats. Les autres causes, comme les pesticides, le changement climatique, les espèces invasives, la pollution lumineuse, ce sont des causes complémentaires qui s’ajoutent à cette effroyable évolution de la campagne. Celle-ci est devenue un désert biologique à force d’avoir été homogénéisée. Les sols sont girobroyés et nivelés pour augmenter la production de foin, notamment. Et l’agriculture de montagne évolue également dans cette direction, ce qui est dramatique», déplore le directeur d’Info Fauna, qui tient cependant à ne pas faire porter le chapeau aux seuls paysans, contraints par le système d’intensifier leur production pour survivre.
Il est en tout cas loin, le temps des foins à la manière de ces peintures bucoliques du XIXe siècle, où tout le sol était rose de trèfle et d’esparcette. Dans les années 1980, on déplorait le jaune fluo omniprésent des pissenlits. Aujourd’hui, on les regretterait presque: tout est uniformément vert. Les prairies ne comptent plus qu’une ou deux graminées. «Et nous nous sommes habitués inconsciemment à cette uniformisation progressive et synonyme de chute de la diversité du vivant», déplorent en chœur les naturalistes.
La liste des crimes contre la nature qu’ils dressent est longue, mais le plus révoltant est sans doute le traitement réservé aux talus du pays bordant les lignes CFF et les autoroutes. Pourquoi s’acharne-t-on à les faucher en pleine période de floraison au lieu de laisser ces refuges intacts? Pire: on laisse le foin sur place, ce qui contribue à eutrophiser ces talus et donc à réduire la diversité de leur flore.
Mais la logique sécuritaire et celle du propre en ordre, le besoin absurde de rentabiliser les machines et d’occuper les employés sont plus forts que le bon sens biologique. Heureusement, il y a les parcelles de compensation écologique, laissées en jachère contre des paiements directs. Mais ce système, qui fonctionne plutôt bien en épargnant à 12% des surfaces agricoles les traitements de l’agriculture intensive, gagnerait, selon les entomologistes du CSCF, à être amélioré. Il serait notamment précieux de pérenniser ce statut de refuge.
3. Les mesures à prendre
Pour ces naturalistes, la balle est dans le camp politique. Il s’agit déjà d’appliquer la loi. Enfin! «Quand j’allais à des congrès internationaux, se souvient Yves Gonseth, j’étais fier de ce que la Suisse avait fait pour la biodiversité sur le plan légal. Elle a depuis longtemps mis en place des lois excellentes. Le problème, c’est qu’elles ne sont pas appliquées. Il faut enfin et de toute urgence appliquer la loi sur la protection de la nature, sur la protection des eaux et toutes les autres préservant la biodiversité. Il faut aussi mettre en place la revitalisation d’une partie du territoire et cela selon une logique de réseaux. Ce n’est pas seulement de l’ingénierie, c’est aussi une logique mûrement réfléchie.
Bien sûr, cela coûte cher, tout ça. Pourtant, la nature, si on lui laisse la place, revient. Et il ne s’agit pas de temporiser en faisant des études complémentaires. Les certitudes scientifiques sont établies et l’urgence avérée.»
L’espoir passe donc par un choix économique au niveau fédéral. Quand la biodiversité ne sera plus le parent pauvre, quand son importance vitale sera enfin reconnue, les insectes, et avec eux l’ensemble du vivant reprendront des couleurs. Et de futures votations permettront aux citoyens d’exprimer ou non leur attachement à une nature authentiquement vivante.