Après deux heures passées avec lui, il y a comme une évidence. Cet homme-là a un humour, une lucidité, une sagesse et une résilience du feu de Dieu. Oui, on ose la locution, on est même persuadé que lui-même n’a pas rayé de son vocabulaire des expressions comme: jouer avec le feu, il n’y a pas de fumée sans feu, jeter de l’huile sur le feu... Allons même jusqu’à affirmer qu’on se réchauffe l’âme au contact de ce garçon qui a dû apprendre à apprivoiser sa nouvelle image après avoir été brûlé au troisième degré sur 92% de son corps.
C’était le 1er mai 2000. Sébastien Maillard réparait le réservoir à mazout d’un camion dans le garage qui l’employait. Ironie du destin, le jeune mécanicien de 23 ans venait de donner son congé et n’aurait même pas dû être là. Soudain, de l’essence, mélangée par erreur au mazout, s’enflamme et lui avec. Une véritable torche humaine que seule l’intervention d’un client muni d’un extincteur réussira à éteindre. Son corps, expliquera-t-il, était «un véritable champ de bataille, gonflé et noir». Le médecin urgentiste de la Rega, arrivé en hélicoptère, peinera à poser une voie tant sa peau est brûlée. «Il a finalement localisé un petit espace dans le pied, se souvient Sébastien. Sur le moment, je n’ai ressenti aucune douleur parce que les terminaisons de ma peau étaient détruites, mais le médecin a tout fait pour que j’arrive vivant au CHUV!»
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8% de peau saine
Sa vie, qui tient à un fil, est préservée grâce aux 2 à 3 cm2 prélevés à partir des 8% de peau saine qui lui restaient. Les médecins vont immédiatement les mettre en culture, arrivant à en produire 13 000 cm2. Si son corps avait été brûlé à 100%, assure-t-il, nous ne serions pas là à parler de sa vie dans ce restaurant lausannois. C’est l’heure du coup de feu, les tables autour de nous sont bondées, mais à aucun moment il ne se souciera des regards qui pourraient se poser sur son physique de grand brûlé. Ou de super-héros, selon l’âge et l’imagination de celui qui regarde. Il esquisse un sourire. Il y a du calme et de l’intensité qui cohabitent dans son regard à lui. Le 1er mai, Sébastien aura vécu plus d’années avec ce physique reconstruit que dans sa peau précédente. En voyant sa photo d’avant l’accident, on se dit que ce blondinet devait plaire aux filles, même si son cœur était déjà occupé par Karine, qu’il devait épouser trois mois plus tard.
A son arrivée aux soins intensifs du CHUV, il sera mis durant trois mois en coma artificiel. Devant la gravité de son état, certains doutent même qu’il faille s’acharner pour le maintenir en vie. «Les brûlures au troisième degré avaient provoqué un tel chambardement dans mon corps qu’il avait été décidé qu’en cas d’arrêt cardiaque on ne me réanimerait pas», confesse-t-il les yeux dans les yeux. Il y a eu des turbulences mais son cœur a tenu. Grâce aussi aux techniques de réanimation mises en place pour assister ses organes, cœur, poumons, foie, reins, qui risquaient de s’arrêter à tout moment, car les tissus brûlés libèrent des toxines dans le sang et provoquent une réaction inflammatoire généralisée des organes. On doit enlever au plus vite les tissus morts pour les remplacer par des peaux artificielles provisoires. La difficulté, c’est qu’il faut administrer des chirurgies lourdes et complexes à un patient très fragile. Lui greffer d’abord des kératinocytes, des cellules de l’épiderme qui se multiplient plus vite que les fibroblastes, prélevés, eux, dans le derme, la deuxième couche de la peau. Ces derniers seront greffés aux endroits les plus délicats du corps de Sébastien, car ils sont plus épais et plus souples que les cellules de l’épiderme. «Mais il fallait faire vite et on ne pouvait pas toujours attendre sur leur production», précise l’habitant d’Ollon.
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Trois mois avant de se voir
Vingt-sept opérations, cinq mois de soins intensifs, une anesthésie générale pour chaque changement de pansement et lavement de plaies. «Mon planning opératoire tenait sur une table de 2 mètres!» Il passera encore un an dans le service de chirurgie plastique et reconstructive du professeur Wassim Raffoul. Avec des physiothérapeutes en permanence à son chevet pour maintenir la mobilité de ses articulations et assouplir sa peau afin qu’elle ne se rétracte pas. «Les séances pouvaient durer jusqu’à cinq heures par jour, ils étaient parfois quatre autour de moi, il y avait tellement à faire», murmure cet homme capable de conjuguer humour et sagesse en même temps. Ses glandes sudoripares ayant été brûlées, Sébastien ne peut plus transpirer, un obstacle important pour un grand sportif comme lui car, comme il le dit, «ça peut vite chauffer après un effort! Le seul truc que j’ai pu choisir, rigole-t-il, c’est la forme de mes oreilles, ce sont des prothèses que je peux changer tous les deux ou trois ans!»
Mais il y a eu surtout ce nouveau visage à apprivoiser. Les yeux, leur intensité, restaient toujours les siens, mais il fallait quand même se préparer au risque de ne plus du tout se reconnaître. «Je me suis regardé pour la première fois après trois mois. On n’a pas dégainé le miroir comme ça devant moi! Je me souviens d’avoir eu un peu de peine à déglutir pendant quelques secondes, mais j’ai eu de la chance car j’ai très vite accepté. J’ai simplement dit à Karine, une fois que j’ai pu de nouveau parler: «Tu as le droit de partir!»
Karine n’est pas partie. Ils se sont mariés à l’hôpital en février 2001. «Malgré ce que lui avaient dit les médecins, que j’allais peut-être changer de caractère, elle savait que je restais et resterais toujours le même. Elle a été à mes côtés tout le temps. Ce sont les infirmières qui m’ont aidé à passer mon costard, mes mains étaient recouvertes de bandages!»
Sagesse et acceptation
Karine et Sébastien sont aujourd’hui les parents de deux filles de 21 et 19 ans. Qui n’ont jamais connu l’aspect physique originel de leur père autrement que par des photos. «Je ne crois pas que cela leur pose de problème. On en a toujours parlé ouvertement en famille. Parfois, le soir, la plus grande me demandait de lui raconter mon histoire au lieu de lui lire un livre.»
Sébastien ajoute qu’il a compris il n’y a pas si longtemps qu’il faut accepter les choses pour aller de l’avant. C’est son message. «Tant qu’on reste bloqué sur les «si», «et si je n’avais pas fait ça», «si je n’avais pas été là au mauvais moment»… on n’avance pas. La clé, c’est vraiment d’accepter! Parfois, je m’étonne moi-même de n’avoir pas ressenti de colère, de révolte; j’ai aussi gardé ma croyance en l’existence de quelque chose qui nous dépasse. S’il n’y avait personne, je ne serais peut-être pas là.»
Une philosophie de vie dont il témoignera au fil des ans dans des émissions TV, chez Jean-Luc Delarue, Sofia Pekmez ou Isabelle Moncada. «Je suis content d’avoir pu aider dans l’une d’elles un homme qui avait été attaqué par un ours dans un zoo et qui n’osait plus affronter le regard des autres et se terrait chez lui.» On fait aussi appel à lui pour témoigner auprès d’autres grands brûlés qu’il y a une vie après un accident, aussi grave soit-il. Clin d’œil du destin, il travaille à mi-temps au CHUV dans l’informatique et son bureau est situé juste en face de celui du professeur qui s’est occupé de lui. Un jour, il a croisé à ses côtés un infirmier qui l’avait soigné. «Je l’ai remercié pour son travail, ça l’a évidemment un peu secoué car il faisait partie de ceux qui pensaient que j’étais trop abîmé pour être maintenu en vie.» Sourire timide. Sébastien est un garçon pudique. L’infirmier en question aurait été encore plus ému d’apprendre que son patient a couru le marathon de New York en 2010 et a fait – et va refaire – la Patrouille des glaciers. «Ma pneumologue m’a assuré que ses confrères ne la croiraient pas si elle leur montrait les radios de mes poumons. J’ai perdu environ 30% de ma capacité pulmonaire. Mais comme j’avais environ 130% avant l’accident, on peut dire que je suis à un niveau normal.» Normal? Oui. Mais exceptionnellement normal.