«Quand je me penche sur l’année écoulée, je pense évidemment au reportage que nous avons réalisé à Boutcha, en Ukraine. Honnêtement, on ne s’attendait pas à l’ampleur de cette tragédie et du massacre, à retrouver cette ville de la banlieue cossue de Kiev constellée de cadavres. Avec le caméraman Jon Bjorgvinsson et le fixeur Alexander Nedbaev, nous avions tenté de nous y rendre à de multiples reprises mais la zone était très difficile d’accès en raison des bombardements. Nous nous sommes donc arrêtés quelques jours dans un petit village à proximité, pas loin de Kiev. Les Russes n’étaient pas nombreux et peu d’habitants étaient restés.
On parlait certes de pillages, mais l’occupation demeurait «humaine». Les villageois avaient fait avec l’occupant. Un gradé de l’armée ukrainienne m’avait toutefois montré une vidéo sur son téléphone portable où des cadavres avaient les mains attachées dans le dos à Boutcha. Je ne l’ai pas pris pour argent comptant. Cela ne voulait pas forcément dire que ça se passait comme ça dans toutes les rues de la ville.
Le lendemain matin, j’y suis allé. Les habitants commençaient à sortir de leurs caves, après y être restés cachés. Tous racontaient la même histoire, d’une intensité folle. C’était très émouvant d’être le destinataire de leurs témoignages. Il n’y avait pas besoin de beaucoup les pousser pour qu’ils rendent compte de l’horreur vécue, de cette ignominie, de cette méchanceté. Les soldats russes passaient quotidiennement dans la même cave et, chaque jour, ils en choisissaient un qu’ils allaient tuer. Sur un groupe de deux personnes, ils s’assuraient de n’en abattre qu’un pour voir l’autre paniquer. Ils ont instauré une forme de terreur systématique, qui est assez dure à comprendre.
Ce qui nous sauve en tant que journaliste, c’est qu’on sait pourquoi on est là. Pour le raconter, le documenter et le partager. Evidemment que ça ne laisse pas indemne. Je suis toujours très ému quand j’en parle. C’était d’une violence inouïe. Ce jour-là, je suis rentré à l’hôtel et j’ai pleuré deux fois. Puis on s’est mis au travail, on a fait le montage et j’ai assuré le duplex en direct avec le téléjournal.
Les téléspectateurs ont été marqués par ce reportage. Ils ont senti que j’étais moi-même très touché. Dans ce moment de grande défiance envers les médias, après le covid, les fake news et les théories de complot mondial, peut-être que d’avoir un visage connu, qui fait un peu partie des meubles de la RTS, permet de mieux se projeter et de porter un regard différent sur ce que l’on voit. Je l’espère.
Beaucoup de gens sont venus me parler de cette expérience dans la rue en me remerciant. A l’inverse, j’ai aussi reçu une quantité de messages de personnes qui «savent mieux», qui m’ont reproché d’être naïf et d’avoir été piégé par une mise en scène. Des messages qui s’inscrivent dans cette mouvance antivax, complotiste – pas forcément pro-russe – qui applique le même schéma de pensée sur la guerre. Cela m’a stupéfié.
Et puis, l’autre événement marquant, dans un tout autre registre bien sûr, a été la mort de la reine Elisabeth II. Je suis parti en urgence le vendredi pour réaliser un reportage pour le dimanche soir. J’avoue ne pas être fasciné par la royauté, mais j’ai pris beaucoup de plaisir à échanger avec des jeunes qui ont des opinions très tranchées sur la monarchie. C’est la beauté du métier. On trouve toujours quelque chose de fascinant à raconter, les petites histoires qui se cachent derrière la grande. «Etre journaliste, c’est dur mais c’est mieux que de travailler.» Cette phrase n’est pas de moi, mais je la trouve assez juste.»