Laissez-vous caresser par le soleil de Nassau, Bahamas, les pieds dans le sable blanc de la baie de Lyford. C’est le matin d’Halloween. Tout est calme comme un jour de confinement. Les richissimes golfeurs de la région n’ont pas encore rejoint leurs greens. Les yachts dorment au port. A peine un clapotis de vaguelettes. Soudain, les eaux turquoise se troublent. L’Atlantique a réussi à glisser une vague de fond. Une vague de tristesse mondiale adressée à l’un des plus célèbres riverains de ce paradis sur terre: Sean Connery vient de rejoindre les étoiles dans son sommeil. Le comédien venait de fêter ses 90 ans. Micheline, son épouse, reste seule pour la première fois depuis quarante-cinq ans.
L’artiste peintre Micheline Roquebrune et Sean se rencontrent lors d’un tournoi de golf à Marrakech. Elle est Française et ne parle pas un mot d’anglais. Lui n’en mène pas large rayon langue de Molière. «Il y avait donc peu de chances de nous impliquer dans des conversations ennuyeuses, alors nous nous sommes mariés rapidement», rigolait-il pour expliquer ce coup de foudre. La noce, la deuxième pour le comédien, est célébrée le 6 mai 1975. Durant quatre décennies, Micheline lui apportera la joie de vivre alors que lui, de son propre aveu, avait tendance à manquer d’enthousiasme. «Elle est têtue comme une mule», souriait-il les sourcils en W. Car, oui, comme l’avait remarqué l’un de ses biographes, Sean Connery n’était pas exactement l’homme qu’il prétendait être, ni même celui qui était devenu une icône, symbole de la virilité absolue, nommé homme le plus sexy du monde même au-delà de ses 60 ans.
«La vie est plus qu’un stupide concours de popularité», disait-il. Et l’émotion suscitée par sa disparition, alors même qu’il avait quitté les écrans depuis 2003, montre qu’il l’avait probablement gagné, ce stupide concours. Au moins avait-il atteint le podium des géants du cinéma. Les podiums, il avait connu ça tôt: en 1953, il avait accédé à la troisième place parmi les culturistes de la compétition de Mister Univers. Il avait alors 23 ans et pensait encore que son salut viendrait du sport. Culturiste, mais aussi et surtout excellent footballeur: Manchester United était venu le chercher alors qu’il était âgé de 27 ans. Sans succès. Plutôt que de s’engager dans une carrière sportive de quelques années, il avait eu la présence d’esprit d’accepter un autre appel du pied: la télévision et le cinéma. Son atout: un physique avantageux, viril, macho, dans l’air du temps d’alors.
Se hisser par la beauté, ça a un côté potiche. Mais il a toujours mesuré sa chance: «Si j’avais perdu mon sex-appeal, je serais aux objets trouvés à le chercher comme un fou.» Le sex-appeal comme un trésor à ne surtout jamais égarer. Quitte, parce que ça colle avec l’image, à commettre le vrai seul faux pas qu’on lui connaisse: à deux reprises, il s’est laissé aller à déclarer que frapper une femme pouvait se justifier si rien d’autre ne pouvait lui faire entendre raison. Il a regretté ces mots plus tard. Pas facile d’être l’icône de tous les monolithes poilus qui associent les mots «mâle» et «alpha». Autres temps, autres mœurs: si la saga 007 était lancée aujourd’hui, son traitement des James Bond Girls ferait scandale.
A la fidélité conjugale après la crise de la quarantaine et à la beauté jalousée ou désirée s’ajoute un caractère en acier trempé. Sean Connery a vraiment commencé sa carrière, avec James Bond 007 contre Dr No en 1962, en mettant les producteurs devant le fait accompli: «Soit vous me prenez comme je suis, soit vous ne me prenez pas.» Et il a clos sa filmographie, juste après l’immonde La ligue des gentlemen extraordinaires en 2003, sur un autre coup de gueule: «J’en ai marre des idiots, de l’écart toujours plus grand entre ceux qui savent faire des films et ceux qui donnent le feu vert. Je ne dis pas qu’ils sont tous idiots. Je dis juste qu’il y en a plein. Il me faudrait presque une offre du genre mafia, qu’on ne peut pas refuser, pour retourner sur un plateau.»
Dans les années 1930, Fountainbridge est l’un des quartiers les plus modestes d’Edimbourg. Thomas Sean Connery n’a que 8 ans quand il doit quitter l’école: son frère Neil vient de naître et ses parents, une femme de ménage et un chauffeur d’engins de chantier, envoient le petit Sean au turbin. Il vend du lait, enchaîne les petits boulots et, certainement en tirant sur les cigarettes qu’il se met à fumer dès 9 ans, fourbit son plan de vie: il va falloir s’en sortir à tout prix. A 17 ans, il s’engage dans la marine et en rapporte, après trois années, deux tatouages restés fameux: «Mom and Dad» et «Scotland forever».
Car fuir ne signifiera jamais quitter son Ecosse natale. Evadé fiscal aux Bahamas pour se soustraire au fisc de la Couronne, Sean Connery s’est battu pour une cause perdue de son vivant: l’autonomie de l’Ecosse. Il s’est engagé corps et âme dans le Scottish National Party et a osé le crime de lèse-majesté ultime en se présentant en kilt devant la reine, qui l’anoblit en 2000. Non content de ne jamais chercher à gommer son accent Scottish, il a même accepté le sixième Bond, en 1971, Les diamants sont éternels, uniquement pour pouvoir aider, à hauteur de son salaire tout entier, soit 1 million de dollars, le Fonds écossais pour l’éducation.
L’éducation… C’est probablement là qu’il faut chercher la grande fêlure de Sean Connery. «Je n’ai eu aucune éducation. Je me suis élevé tout seul. Je le regretterai toujours. En face de vrais intellectuels, je me sens encore parfois comme un petit garçon.» Ce complexe, cette blessure, tellement ironiques pour celui qui aura ponctué sa carrière en étant le mentor du Nom de la Rose ou celui d’Indiana Jones, ont eu un effet très positif sur ses choix. Il suffit de comparer sa filmographie avec celles des autres Bond: Roger Moore, Pierce Brosnan ou Daniel Craig. Lequel d’entre eux peut se targuer d’avoir varié les plaisirs avec des chefs-d’œuvre signés Sidney Lumet (ah, La colline des hommes perdus et The Offence!) ou John Huston (ah, L’homme qui voulut être roi!)? Aucun.
Parmi ses fiertés, Sean Connery aimait évoquer sa rencontre avec Alfred Hitchcock. Engagé face à Tippi Hedren dans le troublant et trop méconnu Pas de printemps pour Marnie en 1964, le comédien s’était régalé en rejoignant le cercle d’un tel génie. «J’ai adoré chaque seconde en sa compagnie. Son perfectionnisme allait jusqu’à épiler très précisément mes sourcils. Dans le même temps, quand j’avais des doutes, il me rassurait en me disant: «Oh, c’est juste un film.» C’est qu’il avait un point commun avec le grand Hitch: «Je déteste les mondanités, les gens bidon, avouait Sean Connery. J’adore être seul. Vous savez, je n’aime pas beaucoup parler de moi. Je ne sais pas très bien faire de l’introspection.»
Le prochain James Bond, repoussé aux calendes grecques par un virus qu’aucun rival de 007 n’aurait osé imaginer, s’appelle Mourir peut attendre. Eh bien non, et comme un dernier pied de nez, Sean Connery n’a pas attendu. Les eaux turquoise de Lyford Bay ont retrouvé leur calme. Elles ont désormais et pour toujours le goût salé des larmes.