Début mars, un missile russe s’abattait à Kiev sur Babi Yar, site de l’un des plus grands massacres commis par les nazis contre les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Quelques semaines plus tard, on découvrait avec effroi les horreurs perpétrées par l’armée russe au nord de la capitale ukrainienne, à Irpin, à Boutcha. «Plus jamais ça», comme on l’a longtemps cru? Le fait est qu’on massacre de nouveau à grande échelle sur les «terres de sang» d’Ukraine.
«Merci d’avoir eu la patience d’écouter tout ça», dira Saul Friedländer* à la fin de l’entretien que vous allez lire, avec une modestie qui tranche avec le poids de son témoignage. La voix posée, le verbe clair malgré les ans, l’homme fait partie de la dernière génération des survivants de la Shoah encore en vie. Son œuvre majeure, «L’Allemagne nazie et les Juifs», s’articule en deux volumes: «Les années de persécution, 1933-1939» (1997) et «Les années d’extermination, 1939-1945» (2008). Elle vient se ranger, avec «La destruction des Juifs d’Europe» (1961) de Raul Hillberg, parmi les rares ouvrages de référence exhaustifs sur cette période.
- La mémoire de la Shoah ne va-t-elle finir par s’effacer, avec la disparition prochaine des tout derniers survivants?
- Saul Friedländer: C’est pour moi une préoccupation permanente, depuis toujours. Il se trouve que, moi aussi, j’appartiens à ce groupe de gens qui se réduit de plus en plus. J’aurai 90 ans en octobre prochain et, vu le temps qui passe, je crois qu’on peut dire sans prendre de risques que je fais partie des derniers à pouvoir raconter ce que nous avons vécu en pleine conscience (Saul Friedländer avait 10 ans en 1942, quand ses parents ont été déportés, ndlr). Les autres, car il en restera quelques-uns, étaient trop jeunes pour se souvenir. Je me souviens même du jour où nous avons dû quitter Prague, au début de 1939, pour fuir la pression de l’occupation allemande dans les Sudètes, un territoire au nord de Prague où nous possédions une maison et des biens. Et puis je n’ai rien oublié de la suite, parce qu’elle a été traumatique. Alors, le souvenir collectif va-t-il disparaître avec notre génération de témoins? C’est possible, je ne l’exclus pas.
- Mais comment restituer l’Holocauste aujourd’hui dans ce qu’il avait justement d’unique (planification scientifique, directives) comparé à d’autres génocides?
- Le problème de perspective historique est resté le même qu’il y a 80 ans, alors que les nazis étaient en train de commettre les massacres et que personne n’y croyait: l’immensité de la Shoah est constitutive de son incompréhension. Le crime se réalisait à une telle échelle que personne ne parvenait à le concevoir et à en admettre la réalité. Ainsi, alors que les nazis massacraient des Juifs en Pologne, ceux de Lituanie peinaient à admettre que cela soit possible. Et quand ce fut le tour de ceux de Vilnius, ils pensaient que ça leur arrivait à eux, mais pas forcément ailleurs, en même temps… Et si les populations d’Europe de l’Est avaient plus ou moins senti qu’il se tramait quelque chose d’abominable dans leur région, ce n’était pas le cas à l’ouest du continent, où la conscience d’un crime total n’avait pas encore fait son chemin. Si bien que je pense que, aujourd’hui comme autrefois, la première mission consiste à rendre compte de la globalité de la Shoah à nos contemporains. C’est d’abord une globalité géographique: on tuait simultanément sur un immense territoire, de Drancy (en France) à Auschwitz; et même jusqu’au fond de l’Ukraine.
- L’Ukraine, puisque vous la mentionnez: on y tue de nouveau et parfois sur les lieux mêmes de l’Holocauste. Votre réaction?
- Cette perspective est vertigineuse, bien sûr, à cause de l’effet de répétition. Mais j’aimerais quand même rappeler que, si les Ukrainiens sont aujourd’hui les victimes, ils étaient loin d’être des saints pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est triste à dire, mais ils ont allègrement participé à la Shoah sur leur territoire, parfois de manière active, parfois de manière passive: ces «Mitläufer», comme l’on dit en allemand, qui, sans participer directement aux meurtres, les ont rendus possibles par leur inaction. Ou alors qui attendaient le bon moment pour aller piller les maisons des Juifs vidées de leurs occupants parce qu’on les emmenait pour les assassiner en masse.
- Les historiens actuels se concentrent sur des fragments d’histoires, des lieux, des personnes, pour reconstituer tel ou tel événement de la Shoah, comme pour éclairer les pièces d’un puzzle et donner chair à des histoires individuelles, auxquelles le lecteur peut s’identifier plus facilement. Que pensez-vous de cette tendance?
- On ne peut certes pas faire l’impasse sur le tableau complet de la Shoah, ne serait-ce que pour poser le cadre géographique que je viens d’évoquer. Mais ensuite, il est vrai que les chiffres sont abstraits. Bien entendu, ce sont des millions de morts, mais qu’est-ce que cela veut dire, qu’est-ce que cela représente? Six millions, c’est un ordre de grandeur, mais une réalité que l’on peine à saisir, presque une abstraction. Dans ce sens, les récits de parcours individuels ont aussi leur place. Et il est vrai que l’ouverture des archives des Etats à l’Est, au tournant des années 1990, puis désormais celles des familles (lettres, correspondances, carnets), donne accès à une foule de nouveaux matériaux historiques, sur la base desquels il est possible de reconstituer des narrations individuelles. La Shoah, ce sont des millions d’histoires individuelles – et pas seulement du côté des victimes, mais aussi des bourreaux et de leur entourage.
- Vous continuez vous-même ces travaux?
- (Il sourit.) Non, à mon âge, je n’en ai plus l’énergie. Mais avec la dotation du Prix Balzan, je vais diriger un travail d’un groupe de chercheurs de l’Université de Bielefeld, en Allemagne, sur le thème des «bystanders»: spectateurs, mais aussi témoins. Ils n’ont rien fait. Quel est leur rôle? En quoi sont-ils constitutifs, voire coresponsables du récit de la Shoah? Les témoignages que l’on retrouve actuellement permettent enfin de tenter d’éclaircir cet aspect longtemps laissé à l’écart.
- Les massacres en Ukraine nous rappellent que l’expression «plus jamais ça» n’a jamais été rien d’autre qu’une expression. Fatalité?
- La fin de la Seconde Guerre mondiale n’a en effet pas marqué celle des génocides, bien au contraire. Malgré les procès de Nuremberg, malgré les grandes proclamations. On pense probablement au plus connu, celui du Rwanda, mais il ne faut pas oublier non plus celui du Cambodge – à propos duquel je me souviens que des gens, en Occident, ont applaudi Pol Pot et ont eu besoin de beaucoup de temps avant d’admettre la réalité. A chaque fois, c’est la même histoire, et puis ça revient: après la Bosnie aussi, nous nous sommes dit que c’était la dernière fois, qu’on ne nous y reprendrait plus. Et puis, chaque fois, ça recommence, les «bystanders» reviennent. Nous sommes tous des «bystanders», toujours. Je suis hélas tristement pessimiste sur ce point.
- Pensez-vous qu’on puisse parler de génocide en Ukraine, actuellement?
- Très difficile à dire. Je ne connais pas assez la situation sur place, et on ne sait de toute manière pas exactement ce qu’il s’y passe, mais ça a l’air horrible de toute manière. Et la volonté russe de nier le droit à l’existence d’un peuple ukrainien indépendant me semble manifeste. J’allais dire la volonté «soviétique»... parce que, voyez-vous, je remarque chez Poutine, comme chez Staline, une répétition dans cette stratégie qui vise à effacer les pays situés en marge de la Russie dans le but de créer une sorte de zone tampon, dans laquelle l’ennemi ne parviendra pas à s’installer. Ce réflexe est tellement ancré dans l’esprit des Russes qu’ils ne le comprennent même plus comme une manipulation de l’histoire. Il a suffi de leur dire qu’on combattait contre de soi-disant «néonazis» en Ukraine pour justifier l’impensable: l’agression et les meurtres.
- Donc, à vous suivre – et poser la question fait froid dans le dos –, la Shoah pourrait tout aussi bien se reproduire? Nous n’avons donc rien appris?
- Le génocide est le résultat d’une pensée qui se développe et finit par correspondre aux «besoins» nouveaux d’une autocratie ou d’une dictature à un moment précis de son évolution. Ils ne surviennent jamais en démocratie, c’est une évidence de le dire. Or je constate que les dictatures ont le vent en poupe actuellement et que les mécanismes de prétextes qui précèdent la possibilité de grandes catastrophes sont de nouveau en marche. C’est justement le cas de la propagande russe actuelle: insensibilisation des masses, narration qui nie l’identité de l’autre.
- Un historien ne peut-il être que pessimiste?
- Ecoutez, il y a de quoi! Car on ne retient vraiment aucune leçon du passé. Faut-il vraiment constamment se remémorer l’histoire pour changer quelque chose au présent et à l’avenir? On le prétend. Mais moi, je constate plutôt, quoi qu’on fasse, la récurrence de certaines idéologies mortifères appliquées à la nature humaine et qui enflamment le cynisme, ouvrent la porte à la frénésie et même aux massacres.
- Pour revenir à la Shoah, que peut-on encore découvrir qui ne l’a pas déjà été?
- La dernière grande source, ce sont les archives personnelles, tout ce que les familles ou leurs descendants ont conservé. Si l’histoire des victimes est largement documentée, il y a encore beaucoup de choses à dire sur celles des bourreaux. Souvent par honte, ces documents ne sont jamais sortis. Pensez aux familles des kapos, par exemple. Ou à celles de tous ces Juifs qui ont été poussés à collaborer, à dénoncer certains des leurs, sous l’emprise de menaces. Une foule de choses sont restées cachées jusqu’ici, souvent par honte, transmise de génération en génération. Et si la mécanique de l’horreur a été démontrée, son ampleur reste un puits sans fond.
- Quel rapport entretenez-vous avec la Suisse, vous qui avez étudié, puis enseigné à l’Université de Genève?
- J’ai terminé mon doctorat à l’Institut d’études politiques à Genève en 1963, et puis on m’a d’abord proposé d’être professeur associé, puis titulaire, dans le domaine des sciences politiques, en l’occurrence les relations internationales. J’ai occupé le poste avec plaisir jusqu’en 1988, tout en poursuivant mon travail d’historien sur le génocide des Juifs par le IIIe Reich entamé avec mes travaux sur le pape Pie XII. Si je suis parti aux Etats-Unis (UCLA), c’est parce qu’on me proposait une chaire qui portait spécifiquement sur les études de la Shoah, qui n’existait pas ailleurs.
- Vous avez aussi fait partie de la Commission Bergier (1996-2001), un groupe d’historiens indépendants chargés d’éclairer le rôle de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale.
- Ce fut une affaire très sérieuse. La commission a vraiment fait tout ce qu’elle a pu pour éclairer ce passé moins limpide que la Suisse se le représentait.Je sais que, à ce jour, de nombreuses personnes restent irritées parce que nous avons ouvert de vieux tiroirs. Mais la vérité devait être dite, il était nécessaire que le pays fasse son examen de conscience. Je ne regrette en rien d’avoir été aussi strict que possible sur les refoulements aux frontières, dont malheureusement j’ai été victime moi-même – pas personnellement, mais mes parents, que je n’ai jamais revus.
*Saul Friedländer est Français, Autrichien, Israélien, Allemand et Américain
Une fondation italo-suisse
Basée à Milan pour la partie académique et à Zurich pour la partie financière, la Fondation internationale Prix Balzan décerne chaque année des récompenses, dotées de 750 000 francs suisses, à des scientifiques, savants, chercheurs et intellectuels. Les lauréats doivent s’engager à utiliser la moitié de la somme pour financer de nouveaux projets menés par de jeunes chercheurs dans le même domaine de compétence que le bénéficiaire du prix, qui dirige leurs travaux. La Fondation Balzan couvre un très large champ des sciences humaines, de la culture et de l’humanisme. Ses choix se sont souvent avérés pertinents, puisque de nombreux lauréats du Prix Balzan ont par la suite été récompensés par un Prix Nobel, au point qu’on parle parfois d’une «antichambre du Nobel». Les personnalités distinguées en septembre 2021 se verront remettre leur prix le 1er juillet prochain, lors d’une cérémonie officielle au Palais fédéral à Berne.
En dates
11.10.1932
Naissance à Prague sous le prénom de Pavel (Paul) dans une famille juive germanophone, comme celle de Franz Kafka.
15.03.1939
Entrée des Allemands dans la capitale tchèque. Les parents de Pavel décident de fuir le pays sans expliquer à leur fils que la raison du départ est leur judéité.
1942
La guerre les rattrape en France, où ils avaient trouvé refuge. Saul est mis à l’abri dans un pensionnat catholique.
1964
Devenu historien, il publie «Pie XII et le IIIe Reich» (Ed. du Seuil), un des premiers ouvrages à documenter les compromissions du Vatican avec le régime nazi.
1997 et 2008
Son œuvre monumentale en deux tomes, «L’Allemagne nazie et les Juifs» (Seuil), documente les années de persécution puis d’extermination.