Première publication: le 2 juin 2022
C’est une femme solaire et élancée avec un beau sourire, un sourire qui dit: «Je suis encore fragile, mais j’ai confiance en la vie.» Cette femme-là, on ne l’imagine pas, justement à cause de son côté lumineux, a été hospitalisée trois fois pour dépression sévère. Sarah Sumi s’est battue comme une belle diablesse pendant quatre longues années contre ce mal pernicieux parce qu’impalpable, insaisissable, intraitable aussi. Elle écrit, dans ce très beau livre, «Trace», une phrase qui peut surprendre et qu’elle nous répétera lors de notre rencontre dans ce restaurant lausannois: «J’aurais préféré avoir un cancer, une tumeur, ça se voit sur une IRM, c’est plus concret, on sait contre quoi on va se battre!»
C’est cette bataille contre des fantômes angoissés et angoissants qu’elle relate tout au long des chapitres de ce livre bien écrit. A la ville, elle est institutrice, c’est dire que les mots, elle les connaît, les a décortiqués en phonèmes avec ses élèves. «Ce livre, c’est aussi un devoir de mémoire pour ne jamais oublier ce qui m’est arrivé», confie-t-elle. Et faire comprendre de l’intérieur ce qui se passe, ou plutôt ne se passe plus, dans la tête d’une personne dépressive.
A l’écouter et surtout à la lire, on comprend vite et bien que la dépression peut guetter n’importe qui. Il n’y a pas d’anticorps contre le craquèlement intérieur, rien pour garantir l’impunité émotionnelle. Pour Sarah Sumi, il y a eu un avant et un après, «ce point de non-retour qui a tout dévasté sur ma route», comme elle l’explique. 2015.
Un accident dramatique, lors d’une sortie à vélo en famille. Sont présents: ses parents, son mari et ses deux garçons de 9 et 11 ans. Ça se passe à Noiraigue, dans le canton de Neuchâtel. On a lu le livre, alors on hésite un peu à lui faire revivre le drame en le racontant de nouveau. Sarah qui se rend compte que son père a oublié son coupe-vent et lui enjoint d’aller le rechercher à cause de la météo. Le temps qu’il met à revenir. A ne pas revenir. Puis l’affreux constat. Son papa a longé une voie parallèle au train. S’est retrouvé à l’intérieur du passage à niveau quand les barrières se sont fermées.
Elle décrit cette scène atroce presque irréelle. La police, les ambulances, les lumières, le corps de son père sous les roues du train. «On n’imagine jamais ce qui se passe derrière un fait divers», dit-elle. Et, surtout, on n’imagine jamais le vide, le sentiment d’être démuni, de n’avoir aucun mode d’emploi après un drame. «Une fois la cellule de crise partie, les tentes repliées, il n’y a plus rien.» Sarah mettra la robe qu’elle portait pour ses 40 ans à l’enterrement de ce père septuagénaire «qui était un menhir».
La dépression n’a pas encore pointé son vilain nez. Elle tisse sa toile dans l’ombre tandis que la jeune femme s’affaire à aider sa mère. Paperasse administrative, présence aimante. «Les premières angoisses sont apparues quand ma mère a commencé à aller mieux», confie Sarah. De plus en plus intenses, de plus en plus fréquentes. S’ensuit une première hospitalisation en clinique. Avec l’espoir de reprendre très vite le cours de sa vie. Mais non, l’hospitalisation est un échec. Un psychiatre qui parle par métaphores, «tout-puissant et totalement détaché de mon cas», écrit-elle. Et puis il y a ce constat. «Une personne dépressive n’a plus accès à son mental. C’est pour cela qu’une psychothérapie n’est pas envisageable, car on ne peut plus réfléchir.»
«Nous percevons tout mais nous n’avons plus la parole», dit celle qui la prend malgré tout aujourd’hui. Pour décrire les obsessions, les angoisses, cette peur panique de retrouver ce monde normal entre les hospitalisations, car on n’a plus de mode d’emploi. «De ce fait, j’avais énormément de peine à fréquenter des gens ordinaires, je m’entourais de gens qui connaissaient la douleur, la dépression, je les appelais ma famille de bras cassés.» Et le temps n’est pas un allié. «Chaque minute était une heure. Le temps passe très lentement pour un dépressif; aujourd’hui encore, quand j’entends quelqu’un dire: «Comme le temps passe vite», je réponds: «Vous avez de la chance de pouvoir dire cela. Profitez!»
Durant les trois hospitalisations vécues en quatre ans, c’est le mari de Sarah qui essaie de maintenir le bateau familial à flot. Avec le recul, elle a le sentiment que la dépression lui a aussi volé ses enfants durant toute cette période où elle n’a pas pu être à leurs côtés. Réduite qu’elle était à une boule d’angoisses, d’obsessions, de douleurs intenses et de pensées suicidaires. Les mots sont forts. «J’étais juste un gros tas de chair qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait.» Si elle n’a jamais passé à l’acte, avoue-t-elle, c’est parce qu’elle ne voulait pas «gâcher le restant de la vie de [s]es enfants».
Elle se souvient de son arrivée dans l’hôpital psychiatrique vaudois qu’elle ne nomme pas par son vrai nom. «Il n’y avait pas de place dans l’unité de première hospitalisation. J’ai été placée chez les schizophrènes. Des patients qui hurlaient jour et nuit, se tapaient la tête contre les murs. C’est là que mes enfants venaient me voir. C’était violent, j’aurais préféré qu’ils ne viennent pas.»
Le livre de Sarah Sumi met en lumière le côté pile et le côté face de la psychiatrie. Côté pile, plus sombre, le manque de bienveillance, d’écoute réelle, l’humiliation parfois quand on ne retrouve pas dans le regard de l’autre la validation qu’on est un être humain digne de considération. Des constats accablants parfois: «animaux en stabulation libre», «un produit sur un tapis roulant d’usine». Elle évoque ce psychiatre qu’elle supplie en pleine phase dépressive de changer sa médication et qui la renvoie à des gélules de plantes avant de lui souhaiter de joyeuses Pâques. «J’étais à deux doigts de sauter d’un pont. Pour moi, c’était de la non-assistance à personne en danger.»
Heureusement, il y a eu de bons thérapeutes sur son chemin. Son psychiatre actuel, qui a su trouver de bons dosages et solutions médicamenteux. Cette infirmière en psychiatrie qui l’a suivie durant trois ans après sa dernière hospitalisation et qui signe aujourd’hui sa préface. L’unité de jour de réhabilitation de l’hôpital avec ses ateliers. Elle y a fait de la cuisine, de la musique, de la méditation de pleine conscience et ça va franchement mieux. Elle a travaillé sur ces culpabilités qui dansaient une valse à deux temps dans sa tête.
Pas facile d’avoir été celle qui dit à son père de retourner sur ses pas. Pas facile de n’avoir pu tenir sa place de maman pendant si longtemps. Cette dépression qui la prive de ses attributs maternels, de son besoin d’être là pour ses garçons. Une autre culpabilité, encore une. «J’étais persuadée, c’était une idée fixe, qu’à cause de moi et de mon absence ils allaient finir toxicomanes!»
Aujourd’hui, que de chemin parcouru. La Vaudoise a pu reprendre son métier d’institutrice à 70%. Elle parle d’une nouvelle Sarah qui a émergé à la suite de cette épreuve. «Une Sarah plus forte, certes, mais qui a aussi malheureusement eu raison de mon couple. Mon mari et moi avions été obligés d’enfiler des armures pour survivre à cette épreuve. Quand on les a enlevées, il ne restait que des squelettes!»
Elle va bien, rassure-t-elle. Ses enfants vont bien. Un accident sérieux de vélo à l’été 2020, comme si la boucle se fermait par rapport à celui de son père, et dont elle craignait qu’il puisse susciter une rechute, lui a prouvé sa solidité, qu’elle pouvait continuer sa «route vers la lumière». Elle porte souvent un élastique autour du poignet. Le fait claquer quand le mental s’emballe et que la petite voix qu’elle appelle Le Saboteur (on l’a tous en nous) veut prendre l’ascendant. «Je dois vivre avec lui, mais je ne lui laisserai plus la totalité du pouvoir!» dit-elle, la voix vibrante. Cette femme en reconstruction s’est remise à photographier. Ce qui la rend heureuse, c’est d’être capable de percevoir de nouveau la beauté.