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Interview

Sarah Marquis: «Mon côté sauvage me reconnecte à mon animalité»

L’exploratrice jurassienne de 51 ans rentre de trois mois de marche et d’observation solitaire dans le désert australien, où elle a poussé son monocycle, 60 kilos d’eau et de nourriture, et porté 22 kilos de matériel. Entre le constat du dérèglement climatique et un sentiment d’extase, elle repense notre rapport à la nature et au vivant. Rencontre avec une aventurière optimiste.

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Sarah Marquis dans le désert australien

Malgré des températures comprises entre –2 et 40°C, Sarah Marquis n’a jamais lâché son Monowalker sur 1500 km. La seule façon de transporter l’eau indispensable à sa survie. «Je buvais entre 3 et 5 litres par jour. J’ai perdu 12 kilos», dit celle qui explore le monde, seule et à pied, depuis bientôt vingt-cinq ans.

Krystle Wright

- Quel est le point de départ de cette expédition de trois mois dans le désert australien intitulée «Back to the Origins»?
- Sarah Marquis:
L’idée de rejoindre le désert rouge d’Australie a germé après le covid et l’agitation liée à la pandémie. Je souhaitais retrouver cette paix incroyable qui règne là-bas. Je suis partie de la région de Kalgoorlie, une agglomération minière à l’ouest, pour traverser le désert de Great Victoria et celui de Gibson. Le point d’arrivée était la communauté aborigène de Warburton, au nord. J’ai parcouru entre 1000 et 1500 kilomètres du 9 juin au 29 août.

- Quelles étaient vos contraintes?
- Ce sont des zones sans eau et il n’y a aucun moyen de trouver de la nourriture. J’ai quitté la Suisse un mois avant l’expédition. Comme il est interdit d’importer de la nourriture, je me suis occupée des achats et j’ai tout mis sous vide. Mon petit-déjeuner est un muesli «superfood» avec des flocons de lupin, des graines de chia, de lin, des raisins et des mangues séchées. Sinon, j’emporte de la nourriture sèche, des lentilles, des pâtes et des pois chiches.

- Combien de kilos poussez-vous en marchant?
- J’ai 60 kilos sur mon Monowalker et 22 dans mon sac à dos avec une tente, un petit matelas, un réchaud, 1 litre d’alcool et des vêtements. La plupart du poids, c’est de l’eau. Le brossage des dents se fait à sec, je ne me suis pas lavée pendant trois mois. Au début, je consommais 3 litres par jour. Il a fallu apprendre à boire à cause du risque de déshydratation. «Il faut boire jusqu’à ce que tu t’étrangles», disent les Indiens d’Amérique, soit trois ou quatre gorgées. Quand la température grimpait, je consommais jusqu’à 5 litres d’eau.

- Pousser cette charrette doit être éreintant?
- Malgré l’entraînement, la stabilisation sur une seule roue sollicite énormément les muscles; ça fait un effet ciseaux très douloureux en bas du dos. Ce monocycle allemand très robuste a été créé pour l’armée et le transport de munitions. Il fait 9 kilos à vide. On ne peut pas le tirer, il faut le pousser.

- Comment se prépare-t-on?
- Sur place, je me coupe du monde et je me prépare mentalement. En Suisse, je m’entraîne toute l’année. J’ai une hygiène de vie stricte, une alimentation végétalienne. J’habite en forêt à 1600 m et je pars marcher tous les jours avec mon sac à dos. Je fais du yoga, de la raquette, de la natation, un peu de course. Le concept n’est pas de forcer son corps au maximum, mais de l’amener à un niveau qui me permet de le pousser par la suite.

- Une fois en route, comment s’acclimate-t-on pour survivre?
- Je dois devenir une autre. Quand je suis dans la nature, j’utilise mon côté sauvage, je me reconnecte à mon animalité. On a tous ça en nous, mais on puise dedans de moins en moins. L’instinct en fait partie, ainsi qu’une prise de conscience de notre environnement dont la lecture est sensorielle, pas intellectuelle.

- Par exemple?
- Lors d’une expédition en Chine, j’avais monté ma tente dans un canyon mais j’ai décidé de la déplacer à 2 heures du matin. Peu de temps après, un bloc de pierre de plusieurs tonnes s’est détaché. Il m’aurait écrasée. Ces «super-pouvoirs», on les a tous. Mais on les enfouit sous des couches de besoins qu’on croit indispensables, comme l’accumulation de biens. Il faut retrouver cet état de conscience originel et pur. Cet enfant en nous, ce feu qui brûle. C’est une des raisons qui font qu’on ne comprend plus le monde: on s’en est éloignés. Il faut le retrouver, car il est en nous.

- Quels ont été les obstacles climatiques de l’expédition?
- Les tempêtes de vent sont telles que parfois je ne tenais pas debout. J’attendais que ça passe, souvent jusqu’à la nuit, derrière un buisson. Ces zones de survie où les conditions changent tout le temps demandent de la flexibilité et de l’adaptation. Ce sont les tripes qui parlent, le vent qu’il faut décrypter, les odeurs, le froid mordant qu’on doit accepter et pas refouler.

- Les variations de températures sont extrêmes.
- Il y a eu un front arctique inattendu et de la grêle dans le désert. Le matin, le froid est glacial, jusqu’à –2°C. Ma tente gelait. Les trois premières semaines, j’ai eu beaucoup de pluie. Ça n’est pas normal. Au plus chaud, il a fait entre 30 et 40°C. 

- Qu’avez-vous constaté d’autre d’anormal?
- Dans la plaine de Nullarbor, que j’avais traversée plus au sud, les kangourous pullulent. Là, je n’en ai vu que 20 en trois mois. Des barrières bloquent leur migration. Il y a des kangourous morts tout le long. Désormais, ils sont abattus, ce massacre est validé par le gouvernement et des marques de vêtements de sport utilisent leurs peaux pour fabriquer des chaussures de foot.

- Avec qui partagez-vous ces observations?
- Tous les deux ans, je me rends au siège du «National Geographic». On travaille toujours sur le contenu des expéditions et je rencontre des scientifiques. J’irai parler des kangourous et de la biodiversité en crise. Il n’y a plus d’oiseaux et, pour moi, le bush, ce n’est pas ça.

- Qu’est-ce qui a changé?
- La nuit, ça vibrait. On entendait les criquets, le murmure de la vie nocturne. Là, c’est le silence complet, rien ne se réveille. Il y a beaucoup de dingos. Ces chiens sauvages se nourrissent des chameaux arrivés autrefois avec la ruée vers l’or et abandonnés avec la motorisation. Normalement, ils ne mangent qu’une fois par semaine. Je n’en avais jamais vu d’aussi gros. Ils absorbent de la viande de chameau en grande quantité. L’opulence n’existe pas dans la nature. Elle demande énormément d’efforts pour un tout petit résultat. Sur la planète, nous sommes les seuls à qui l’on dit de faire trois repas par jour, ce n’est absolument pas nécessaire.

Sarah Marquis

«J’installais mon campement avant la tombée de la nuit. Un moment propice pour manger mes légumineuses et dormir avant de repartir. Sur la fin, je parcourais le double de distance, jusqu’à 30 km par jour.»

Krystle Wright

- Marcher jusqu’à dix heures par jour, à quoi ça sert?
- C’est la chose la plus naturelle du monde. C’est le chemin nécessaire à un être humain pour se découvrir, découvrir où il est, se dépasser et comprendre qui il est afin de comprendre les autres. Ma mission de vie est claire: je suis ce petit pont qui relie les humains avec la nature. Le véhicule qui va permettre de revenir et de dire à ceux qui veulent bien écouter qu’on n’est pas ce à quoi on nous a réduits. L’humanité n’est pas l’horreur qui sature les infos. L’humain est empathique et magique.

- Vous êtes empathique, pourtant vous marchez seule.
- Ce n’est pas dans l’agitation que l’on découvre qui l’on est. Le fait d’être seul et la solitude sont très différents. Etre seul permet d’affronter l’inconnu et de s’adapter à tout. Or on ne nous le dit pas. Dans l’agitation du quotidien, entre les transports et le travail, on ne peut pas le savoir. On devrait tous vivre trois semaines dans l’année seuls face à nous-mêmes.

- Vous disposez d’une balise de détresse, d’une longue préparation, de nourriture et d’eau. Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction?
- Ce n’est pas parce qu’on se prépare qu’on ne vit pas le truc. A chaque pas, je m’éloigne de qui je suis et je me rapproche de ce que je dois devenir. Ces pas font mal. Le premier jour, je n’ai fait que 2 km. Après, 10 km en moyenne et jusqu’à 35 km par jour. Parfois, j’avais si mal au dos que je devais me coucher par terre. Mon corps s’adapte à ce que je lui demande et ça prend du temps. A la fin, je me levais entre 1 h 30 et 2 h du matin et je marchais jusqu’à ce que la nuit tombe. Dans la région des dunes où le sable est mou, je parcourais deux fois la distance de mes journées. Quand je suis partie au nord, je n’avais aucune connaissance des points d’eau. A un moment donné, je dois avoir confiance en moi pour en trouver.

- Et s’il n’y a pas d’eau?
- Je me dis qu’il y en aura. Pour moi, la réalité qu’on projette dans notre tête attire la réalité extérieure. On peut regarder cela avec scepticisme, sauf que j’en suis la preuve. N’importe quelle tribu vous l’expliquerait.

- Votre vie est-elle en jeu?
- Oui. Par l’isolement et le manque d’eau, la survenance d’un problème physique soudain. C’est trop loin pour secourir les gens. Ma balise et mon téléphone satellite permettent de gérer une situation de crise, pas une évacuation, c’est dû à l’isolement. Aucun hélicoptère ne peut arriver. Mon corps a pris de l’âge, je ne peux pas m’asseoir sur un acquis. J’ai un chef d’expédition et mon assistante en Suisse et c’est tout.

- Vous avez eu 51 ans en juin et vous avez parcouru à pied l’équivalent de la surface du globe. La petite Sarah Marquis avait-elle déjà une âme d’aventurière?
- Je suis comme ça depuis le début. Enfant, à Montsevelier (JU), je partais visiter des grottes près de la maison, j’étais en quête d’exploration. Avec mes parents, on allait au bord du Doubs où, à 12 ans, je faisais mes mini-expéditions, toute seule, sans mes deux frangins. J’ai toujours eu le goût de l’effort. J’allais et je revenais en courant à l’école. Je bêchais le jardin pour pouvoir exercer ma force physique.

- C’est inné?
- Je suis dans l’instinct. Ma force, c’est que j’ai écouté ce que j’avais au fond de mon cœur. Je n’ai pas suivi ce que la société me disait de faire, ni ce qu’il était conseillé ou ce que les gens autour de moi faisaient. Je n’en ai fait qu’à ma tête, allant là où ma destinée m’appelait. Je dis merci à cette petite gamine qui est en moi, parce qu’elle a écouté qui elle était. Ma force, c’est aussi ma maman. Elle n’a jamais mis de barrière. Elle avait de la rigueur dans un gant de velours. «La vie, on se la fait belle», disait-elle. On s’appelait deux fois par jour et elle me le rappelait. Nous sommes les seuls maîtres de notre destin. 

- Que faisaient vos parents?
- Mon père était horloger, maman s’occupait de nous. A 50 ans, elle a racheté un kiosque qu’elle a géré sans formation. C’était une spécialiste des plantes médicinales, elle était autodidacte. Elle nous a appris à regarder la nature et à l’utiliser. J’ai une chance folle d’avoir eu une mère comme elle.

- Avez-vous déjà songé à partager vos expériences à la télévision?
- La semaine passée, j’ai eu un contact avec des agences de production qui veulent faire des émissions de survie avec moi. Je leur ai dit: «Le jour où vous aurez quelque chose qui correspond à mes aspirations, rester proche de la nature, l’expliquer aux gens et leur dire pourquoi on en a besoin, je suis partante.» Je reste ouverte à de nouveaux projets. Il faut montrer la nature telle qu’elle est. Tant qu’on ne comprendra pas la nature, on ne va pas se comprendre nous-mêmes. On a coupé notre lien avec elle pour se mettre au-dessus.

- Après un tel périple, comment vous réadaptez-vous à la vie quotidienne?
- J’ai une période d’isolement où j’évite le stress, mon ennemi numéro 1. Quand c’est trop, mon corps me le dit, j’ai des migraines. Cette période est très importante. Je me fais du bien avec des massages et des bains, 75% de ma récupération passe par la nutrition. J’ai perdu 12 kilos.

- Quelle sensation procure la première douche, après trois mois sans se laver?
- Il y a un relâchement mental, comme si je pressais sur le bouton «Stop». C’est libérateur. Cette douche représente tous les efforts accumulés mentalement, psychologiquement et physiquement. J’enlève trois mois de sueur et je me déleste de la douleur. Après, je m’écroule et je dors. Le lendemain, je n’ai pas pu poser le pied au sol. Ça m’est encore arrivé ce matin.

L'exploratrice Sarah Marquis

Après huitante-deux jours sans pouvoir se laver, Sarah Marquis arrive à destination dans la communauté aborigène de Warburton. «La première douche a un effet libérateur. Je dis stop à mon corps, qui doit se réadapter.»

Sarah Marquis

- De quoi vivez-vous le reste de l’année?
- Je suis une entrepreneuse. Le jour où j’ai décidé d’écrire, on m’a dit: «Sarah, tu peux faire beaucoup de choses, mais écrire, je ne pense pas.» Je vais bientôt publier mon dixième livre. L’écriture me permet de communiquer ce qui est important. Les mots ont un pouvoir. Mes conférences fonctionnent sur ce concept.

- Entre fatigue, froid et privation, y a-t-il des larmes de bonheur?
- Le désert est magique au lever du soleil. Je souhaite à tout le monde de voir cette boule émerger à l’horizon. Un matin, je me suis dit: «Mais ça ne peut pas être plus beau.» J’avais la sensation d’un renouveau quotidien, la chance d’être sur cette planète, d’être à l’apogée de ce niveau de conscience de la vie dans sa globalité. Ce sont ces états de conscience que je veux toucher. 

- Dans une société hyper-connectée où d’aucuns photographient leur steak frites, vous postez peu de vidéos de ces moments précieux.
- Mes journées sont plus que pleines. Et quand je suis à l’horizontale, je tombe de sommeil. Filmer m’extirpe de ma réalité, de cette harmonie complète. Je n’aurais pas envie de partir avec une équipe. Pour connaître cette forme d’extase, il faut trois mois sans interférence.

- Etes-vous optimiste ou pessimiste pour l’avenir?
- Optimiste. On vit dans une sorte de chaos, on ne peut pas le nier. Mais c’est annonciateur de changement. Face au réchauffement climatique, l’humain va être forcé d’évoluer. Le chemin qu’il va choisir sera déterminant pour l’espèce. Je reste persuadée que nous allons vers une prise de conscience afin de répondre à cette question fondamentale: qui sommes-nous? Chaque pas a une nécessité et on n’en voit pas encore la valeur finale.

Sarah Marquis

Une joie intense se lit sur le visage de Sarah Marquis au lever du soleil. «Je souhaite à tout le monde de voir cette boule émerger à l’horizon. Je suis à l’apogée du niveau de conscience de la vie dans sa globalité.»

Sarah Marquis

>> Sarah Marquis en conférence à propos de l’expédition «Back to the Origins», à la salle de spectacles d’Epalinges, rte de la Croix-Blanche 27, le 29 novembre à 19h30. Infos et réservation: www.sarahmarquis.ch


Aventurière depuis toujours


«Enfant, je partais visiter des grottes près de la maison, dit Sarah Marquis (photo Instagram), déjà en quête d’exploration. Ma force, c’est que j’ai écouté ce que j’avais au fond de mon cœur. Je n’ai pas suivi ce que la société me disait de faire. Je n’en ai fait qu’à ma tête, allant là où ma destinée m’appelait. Je dis merci à cette petite gamine qui est en moi, parce qu’elle a écouté qui elle était.»


«L’illustré» remercie l’hostellerie Le Petit Manoir à Morges (VD) pour son accueil.

Par Didier Dana publié le 5 novembre 2023 - 09:14