Sarah, nous vous voyons à Saas-Fee, entre deux entraînements de l’équipe nationale de ski «freeride». La température de l’air baisse, l’hiver pointe. Etes-vous impatiente de retrouver la compétition?
Sarah Höfflin: Pour moi, tout a déjà recommencé. J’ai presque l’impression d’en avoir fait davantage cette année que les années précédentes. Des compétitions ont été annulées, d’autres vont avoir lieu en novembre en Autriche (à Stubai, le week-end du 21 novembre, Sarah Höfflin n’a pas passé les qualifications, ndlr). Nous, les freeriders, nous sommes forts pour supporter de telles annulations, nous en avons l’habitude. Quant au confinement, je l’ai vécu super bien. J’ai beaucoup dormi, mon corps en avait besoin.
L’incertitude liée aux événements sportifs ne vous pèse pas?
C’est stressant, d’un côté. La compétition est la raison pour laquelle mes sponsors me soutiennent. Vais-je encore leur plaire? D’un autre côté, je le prends comme une occasion. Imaginer des projets, sortir de ma zone de confort, ne pas me contenter de suivre l’équipe, où tout est planifié pour moi, cela me plaît. Avec mon ami aspirant guide, Will, nous voulons créer un super événement freeride, dans les rues de Leysin. Avec ma coéquipière Mathilde Gremaud, nous voulons aussi y organiser des journées pour inciter les jeunes filles au freeride. Cette situation me pousse à aller de l’avant: je trouve cela chouette! Elle m’apprend à grandir par moi-même.
Arrivez-vous à vous projeter dans le temps, à penser à dans quelques mois?
Je ne me projette jamais loin. De toute façon, moi, dès que je fais des projets, cela ne marche jamais… Toute ma vie, cela s’est passé ainsi. J’aime vivre au jour le jour.
Votre victoire aux Jeux aussi?
Exactement. Quand j’ai été à peu près certaine que j’allais obtenir ma sélection, je n’ai osé le dire à personne. J’ai prétendu que je n’en savais rien. J’avais peur de me décevoir.
Aux prochains Jeux, à Pékin, vous ne direz pas que vous voulez gagner?
Jamais. Une victoire est impossible à prévoir. Il faut avoir tellement de chance, que tous les paramètres se conjuguent en même temps.
Championne olympique, tout de même! A-t-il été facile d’entrer dans le costume?
Je le prends avec du recul. Je sais que j’ai eu une énorme chance de poser mes tricks exactement quand il le fallait, ce jour-là. Ce n’est pas que j’étais la plus forte. Mathilde Gremaud a toujours été une meilleure skieuse que moi et elle a pourtant terminé deuxième. Beaucoup de filles sont plus fortes que moi.
Ressentez-vous cette aura de championne olympique?
Rien n’est atténué depuis 2018. Les gens sont impressionnés, c’est génial de voir cela. Ils posent beaucoup de questions, je vois des étoiles dans leurs yeux. Les enfants qui me collent. Ils se disent: «Elle est comme une alien, elle est différente...» Ils sont étonnés de me découvrir exactement comme eux. On est tous humains, on a tous un énorme potentiel.
Si vous ne faisiez pas de ski, que feriez-vous?
Je serais médecin, ou quelque chose dans le monde médical. Je le voulais de toutes mes forces. Mais je le répète, à chaque fois que j’ai souhaité absolument réussir quelque chose, tout s’est écrasé devant mes yeux… Là, j’y croyais. La science m’a toujours plu, j’aime connaître le corps humain, comprendre comment il fonctionne. Assister les gens, leur parler: je suis sûre que j’aurais été une bonne personne pour ce travail.
Pourquoi cela n’a pas marché?
De 12 à 24 ans, j’ai vécu en Angleterre. Les examens d’entrée en médecine à l’université y sont très compétitifs. Il s’agissait d’entretiens. Il fallait avoir de l’expérience. J’avais tout préparé. J’avais étudié les neurosciences. J’avais les notes les plus hautes, j’avais même été ambulancière pendant un an, j’avais pris une année sabbatique pour travailler dans plusieurs hôpitaux. J’étais prête. Et je n’ai pas été acceptée.
Pourquoi?
On m’a expliqué qu’ils ont tellement de candidats qu’ils finissent par avoir une haute pile de dossiers devant eux et qu’ils prennent la moitié du tas. Je n’étais pas dedans.
Sans cela vous ne seriez pas skieuse?
Tout aurait été très différent. Si j’avais été acceptée en médecine, je serais peut-être docteure aujourd’hui.
Ce fut une grosse déception?
Enorme. Encore aujourd’hui, je ne comprends pas pourquoi on ne m’a pas acceptée. J’ai pris plusieurs années à avaler ce refus. Cette profession est encore dans un coin de ma tête. Je garde toutes les options ouvertes. Je me verrais bien dans une agence antidopage.
Comment avez-vous eu le déclic pour la haute compétition, où vous êtes arrivée très tard?
Avec la déception de ne pas avoir été acceptée, j’ai essayé de trouver un travail dans une entreprise pharmaceutique. Ce n’était pas pour moi. Je suis donc partie pour une saison de ski, pour passer du bon temps dans une activité qui me plaisait et n’avait rien à voir avec la science. J’ai décidé de tenter la compétition. Le coach de l’équipe suisse était présent. Il m’a repérée. Mais mon ascension ne fut de loin pas une ligne droite...
Pourquoi?
Je me suis vite cassé le ligament croisé. Une telle blessure peut signifier la fin d’une carrière pour beaucoup de sportifs, surtout pour une athlète qui n’avait jamais vraiment été une athlète… J’ai remarqué qu’on a arrêté de croire en moi. J’avais 25 ans, j’étais blessée, je n’avais jamais été pro, je n’avais aucun résultat. J’entendais: «Que fais-tu, Sarah, il faut te réveiller, c’est l’heure de trouver un vrai job!» Mes parents étaient respectueux, contents que j’aie intégré l’équipe de Suisse. Mais rien n’était sûr. Même moi, je doutais de moi.
Qui vous a aidée?
La Fondation de l’Aide sportive suisse m’a donné un énorme coup de pouce. Alors que je n’avais décroché qu’une quatrième place, que je n’étais même pas dans une équipe, ils ont cru en moi. J’ai reçu une carte bronze et 18 000 francs, alors que je ne possédais rien, que j’avais les comptes en dessous de zéro. Du coup, j’ai eu l’argent pour avancer. J’ai trouvé un petit job, cette somme m’a changé la vie. Elle m’a permis de tenir jusqu’à l’année suivante. Dès mon retour, j’ai gagné des compétitions, des Coupes du monde.
Sarah, remontons le temps. Au lieu de vivre sur les pistes de ski, vous auriez pu vivre dans la musique?
Oui, j’ai un papa luthier, à Genève. J’ai joué du violon pendant huit ans. Il y avait des instruments partout. Ma mère et mes deux frères font du piano, mon beau-père aussi, mon père de la guitare. Chez nous, il y avait de la musique partout, en voiture, pour tous les goûts.
Qu’est-ce que le métier de votre père vous a apporté?
Ouvrir les yeux sur une autre manière de vivre. Mon papa s’est toujours arrangé pour passer du temps avec mon grand frère et moi, avant qu’il ne se sépare de ma mère. Il partait quand il voulait. Il glissait un petit mot sur la porte de sa boutique et il s’en allait avec nous. Ce mode de vie me plaît énormément. Quand j’aurai des enfants, j’aimerais avoir un travail pareil, ce privilège. Mon père m’a transmis le bonheur de la liberté, il a formé la personne que je suis aujourd’hui. Il est ouvert, généreux. Il aime la découverte, et c’est pareil dans mon ski, je n’ai jamais peur d’essayer.
Votre titre vous permet de transmettre des messages...
Oui, je me bats pour l’environnement*, pour limiter les déplacements. Personnellement, même si je voyage beaucoup, je passe des dizaines d’heures de plus dans les transports en commun, je multiplie les allers-retours. Je me bats pour un mode de vie sain. Je l’explique à mes amis, à mes folllowers. Et je veux montrer aux plus jeunes qu’ils ne sont jamais trop vieux pour vivre leurs rêves, pour se dépasser. La vie est pleine d’échecs. On grandit à chaque rebond, on devient une nouvelle personne.
Qu’avez-vous gardé de votre jeunesse passée en Angleterre?
L’Angleterre m’a appris à devenir la personne qu’on a envie d’être, sans avoir peur. J’habitais à Tewkesbury, un village ouvrier près de Birmingham. La mentalité y était tellement différente de celle de la Suisse. On vivait avec trois fois rien. Quand j’avais 15 ans, ma mère me donnait 20 livres pour aller à Cheltenham, la ville la plus proche, je prenais le bus, je mangeais au Pizza Hut et il me restait 5 livres pour une glace. C’était magique. En Suisse, on est plus dans un moule, on répond à des conventions. Là-bas, j’ai eu par exemple des copains gays dès l’âge de 12 ans. Ma meilleure amie était bi, je l’ai su à 13 ans, et cela ne dérangeait personne. Il était tout à fait accepté de s’habiller comme on voulait, d’avoir moins d’argent.
De quel pays vous sentez-vous?
Je me sens d’abord Suisse. Genève, j’y suis née. Mon père et mes grands-parents y ont toujours vécu. Puis j’ai grandi à Founex (VD), à l’école primaire et un peu en secondaire, avant de rejoindre l’Angleterre à 12 ans. Tewkesbury, c’était la pluie, les inondations, les pubs, les maisons de style Tudor, la gaieté. J’ai envie de vous montrer une photo… (Elle sort son téléphone, on y voit des rues typiquement anglaises.) La première fois qu’on est arrivés là, on n’en menait pas large. Le travail de mon beau-père nous a fait bouger là-bas. Un choc. A l’école, il fallait mettre l’uniforme et la cravate.
Vivez-vous bien l’ambiance d’équipe?
L’équipe est géniale. Elle a changé ces deux dernières années. Les deux coachs alémaniques sont partis, ils ont été remplacés par deux Romands. Tout est plus fun, j’ai davantage de conversations. Le coach actuel est moins bien organisé (elle rit), mais plus ouvert. J’ai de la facilité à lui parler, par exemple si cela ne va pas ou si j’ai besoin d’un jour de congé. Et mes coéquipières, qui sont plus jeunes que moi, ont grandi!
Qu’est-ce qui vous plaît que l’on dise de vous?
Que ce que je fais est beau. Je veux inspirer, donner envie de s’envoler, de faire du sport. Surtout aux filles, qui ne sont pas nombreuses dans notre sport. Réussir un backflip est à la portée de beaucoup, il suffit d’y aller par étapes. Je me vois comme une ambassadrice. Le ski, la neige, ce sont des occasions magnifiques pour montrer sa personnalité.
Fonderez-vous une famille?
C’est un peu tôt mais j’aimerais. Par contre, en ce moment, quand je vois des bébés, j’en ai ras-le-bol après deux minutes. Si cela m’arrive, ce sera bien. Sinon, cela ira aussi. J’aime tellement ma vie.
* Sarah Höfflin est ambassadrice de l’association Protect Our Winters, qui porte la voix de la communauté «outdoor» en faveur de la protection du climat.