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Sarah Gysler, l’incroyable aventure d’une baroudeuse

A 20 ans, sans le sou, elle a quitté la Suisse où elle était malheureuse pour bourlinguer sur terre et sur mer. Elle se raconte dans un très beau récit, «Petite», paru en 2018.

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A bientôt 24 ans, Sarah s’est prêtée au jeu de la séance photo avec aisance. Didier Martenet/L'illustré

Elle s’en est allée, les poings dans ses poches crevées. Petit Poucet rêveur et révolté comme le Rimbaud de Ma bohème, elle avait 20 ans. Elle a crapahuté jusqu’au cap Nord, rallié la Mongolie, les Philippines et la Colombie, a traversé l’océan avec une famille qu’elle venait de rencontrer. A 23 ans, elle s’apprête à repartir – elle n’a pas encore son billet d’avion pour la Nouvelle-Zélande, et alors?

C’est la société qui nous pousse à partir

Les largueurs d’amarres, qui partent chercher ailleurs, forcément ailleurs, un sens à leur vie, n’ont jamais manqué. Alors, pourquoi Sarah Gysler? Une toute jeune femme qui voyage en stop, bon. Sans argent – elle a dépensé à peu près 700 euros en 2017 –, au-delà du gimmick à gros titres, cela interpelle. Surtout, le récit qu’elle vient de publier, Petite, est écrit d’une plume fine, à la fois drôle et émouvante. Et révèle, derrière l’apparence de certitudes bien ancrées, une personnalité cabossée et attachante.

Nous l’avons attrapée à Epalinges (VD), chez son père où sa sœur partage sa chambre d’ado avec elle depuis son retour de Colombie, à la fin de l’année dernière. Mélange de timidité et d’assurance. «Parle fort, articule», rappelle un post-it pour les interviews radio qui s’enchaînent. Rassembler le matériel de voyage pour notre photographe n’est pas aisé. Le hamac, «ah merde, je l’ai prêté, il est à Paris». Un smartphone? «Surtout pas, c’est un traceur redoutable. Je n’ai pas envie qu’on sache où je suis.» Son ordi, «un truc d’occase à 50 balles», elle l’a donné.

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Les indispensables de Sarah pour voyager: sa paire de Dr. Martens qui l’accompagne depuis 2015, de la ficelle, des cahiers et quatre ou cinq stylos, des livres, un couteau, un sac de couchage léger, un jeu de cartes, une vieille caméra vidéo et…

Didier Martenet

Quand même, elle alimente des pages Facebook et YouTube ainsi qu’un blog, par le biais duquel son éditrice l’a d’abord contactée. Lire les récits de voyage, pourtant, ce n’est pas son truc. «Même ceux de Nicolas Bouvier ou de Sylvain Tesson, je n’ai jamais pu les finir», glisse-t‑elle dans un sourire à peine gêné. Elle, c’est plutôt Jack London période Martin Eden (1909), l’histoire d’un écrivain qui refuse de se conformer aux codes bourgeois et paiera son succès de manière tragique.

Sur la route, les années comptent double

«Pourquoi est-ce qu’on part, et pourquoi est-ce que la société nous pousse à partir, parce qu’on se fait chier», c’est de ça, dit-elle, qu’elle a voulu parler dans son livre. Des «carcans» qui l’emprisonnaient, du mal-être et de l’inadéquation à la société dans lesquels elle se débattait. La première partie du récit, qui revient sur son parcours jusqu’au départ, de manière parfois impudique, s’avale d’une traite.

L’école, «abattoir de l’âme»

Sarah est née à Lausanne de parents facteurs qui divorcent quand elle a 3 ans. Premier séisme. A l’école, cet «abattoir de l’âme» où elle se fait traiter de «singe» en raison de sa peau mate héritée de sa mère algérienne, elle découvre la différence. Son père tombe gravement malade lorsqu’elle a 7 ans, nouveau choc. Lui n’est «jamais parti plus loin que Nîmes». Elle grandit cahin-caha, ne cesse de s’opposer à une mère qu’avec la férocité de la jeunesse elle décrit comme une femme passionnée et profondément dépressive qui ne l’a jamais comprise et qui, en plus, lui ramène un «con patenté» en guise de beau-père. «J’ai hésité à écrire ces choses, mais c’était une nécessité pour moi», glisse-t-elle aujourd’hui.

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Avec Ulemch, quelque part dans les steppes mongoles, à plusieurs heures de route de la capitale, Oulan-Bator. Au printemps 2016, Sarah a vécu trois semaines avec sa famille de nomades.

Sarah Gisler

Et puis, Sarah ne supporte pas les conventions, ce pays où l’on «classe les humains comme les vaches», où l’on «n’aime pas beaucoup les pauvres» et où «les mariages ressemblent étrangement aux enterrements». A 15 ans, le verdict tombe: elle sera secrétaire ou employée de commerce. «J’avais donc le choix entre la peste et le choléra, la pendaison ou la noyade, Le Pen ou Macron», écrit-elle. Les tentatives d’emploi se soldent par des crises de panique. A 18 ans, elle travaille chez Maniak, garde d’une patronne «névrosée et terrifiante» un souvenir épouvanté. Un diagnostic d’«hypersensible» la rassure quelque peu sur sa normalité.

Trop de confort ça nuit à l’humanité

Heureusement, il y a les garçons qui croisent son chemin et l’éclairent, même si là non plus, rien n’est simple. Une histoire lui donne le goût de l’écriture, une autre l’emmène au Québec. De retour en Suisse, elle s’installe à Vevey au bord du lac «qu’elle aime tant», entame des études d’assistante sociale. Après une crise de panique carabinée, elle part pour la France voisine, direction Toulouse – un premier voyage qui la «terrifie» – faire la connaissance d’un type rencontré sur internet. Le retour en voiture avec une femme bienveillante sera comme un déclic. Quelques mois plus tard, Sarah fait le grand saut dans l’inconnu, quitte Berlin en auto-stop pour Tromso, en Norvège. «Trois mois d’auto-stop ont jeté les bases de ma vie. Ça peut paraître léger comme fondations, mais je n’ai jamais été plus épanouie que sur la route», écrit-elle. Suivront le Transsibérien, la Mongolie, Manille.

«J’ai dû apprendre à demander»

La jeune femme apprend ce qu’elle appelle «le déconditionnement». «Ici, c’est la honte absolue de devoir quelque chose à quelqu’un, il ne faut pas dépendre des autres. J’ai dû apprendre à demander. Et bien entendu, j’essaie toujours de donner un coup de main, je ne suis pas un parasite», insiste-t-elle. L’automne dernier, elle a récolté des fonds et des tonnes de nourriture pour les habitants de l’île de la Dominique dévastée par l’ouragan Maria, où elle venait de passer quelques jours. Tout n’a pas été rose, elle a dormi dans la rue, vu la pauvreté innommable de Manille, quitté la Colombie à force de voir l’épouvante des habitants face à cette jeune femme seule. Mais, a-t-elle constaté, «les gens sont bons». Elle a été surprise en bien par la générosité de parfaits inconnus, les mains qui se sont tendues pour partager avec elle voiture, repas, maison. Ces auto-stoppeurs sur lesquels elle se faisait des films d’horreur et qui veillent sur elle, cet homme dont elle ignore toujours le nom qui lui a sauvé la vie en Norvège alors que, à la suite d’une avalanche lors d’un trek, elle s’est retrouvée en état d’hypothermie.

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Déchargement du bateau de l’ONG Sea Shepherd sur l’île de la Dominique (Caraïbes) et distribution de vivres après la dévastation provoquée par l’ouragan «Maria» en septembre 2017.

Sarah Gisler

Rester en mouvement

Depuis son retour, elle reste en révolte contre «l’argent qui pourrit la Suisse», s’insurge plus que jamais à l’idée d’une vie plan-plan. «La retraite, l’AVS… Je verrai quand je serai vieille! Cette peur de l’avenir, c’est une peur de mourir, c’est terrible!» Mais elle s’est apaisée un peu, quand même. Ouvre de grands yeux en évoquant la bibliothèque où elle s’est inscrite, «pour la première fois de ma vie». Avec l’amour des autres, le voyage lui a appris à s’aimer elle aussi. «Je ne dis pas que tout le monde doit partir, je sais qu’il y a plein de gens qui veulent rester chez eux! Je dis que si je peux le faire, alors vous le pouvez aussi. Je n’aurais pas misé sur moi quand je suis partie.» S’il est fier d’elle, son père a toutefois annoté le livre pour lui faire ses remarques. Avec sa mère, cela reste compliqué.

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Fin 2016, arrivée à La Barbade après 23 jours passés en mer avec une famille australienne, Leo, Narelle et leur fille Teagen. Elle les a rencontrés à Gibraltar, et quelques minutes plus tard ils acceptaient de l’embarquer pour les Canaries puis les…

Sarah Gisler

Bientôt, ce sera le Te Araroa Trail, un trek de 3000 kilomètres jusqu’au sud de la Nouvelle-Zélande, sans date de retour définie. D’abord, elle tournera la page de son copain actuel. «J’ai appris à faire le deuil. J’ai déjà essayé les relations à distance, mais vraiment, ça ne marche pas.» Plus tard, elle continuera à écrire, c’est sûr. Peut-être même des chansons, elle que la musique «transporte depuis toujours» et qui a donné à son livre le nom d’une chanson du groupe veveysan Les Fils du Facteur. Continuera à voyager, peut-être pas toute la vie. Rêve de reprendre la mer, d’apprendre à naviguer seule. Ce qui compte, c’est de «rester en mouvement». Pour ça, on lui fait confiance.

Par Albertine Bourget publié le 4 juillet 2018 - 09:22, modifié 18 janvier 2021 - 20:59