Si le francien, devenu le français, ne s’était pas imposé en Suisse romande, quelle langue parlerionsnous aujourd’hui?
Pascal Singy: Certainement un patois gallo-roman. Et s’il n’y avait pas eu la chute de l’Empire romain, on parlerait toujours latin. Du fait qu’il n’y a plus eu de régence qui garantisse les normes, il y a eu une multiplicité de parlers issus du latin qui sont nés et ont évolué. En Suisse romande, c’est le francoprovençal qui s’est imposé, sauf pour le canton du Jura et la partie francophone du canton de Berne, où c’est la langue d’oïl qui a dominé.
Pourquoi certains mots sont-ils passés dans le langage courant et pas d’autres? On dit toujours «schlinguer» pour sentir mauvais, «lolette» pour tétine, «cornet» ou «panosse», mais plus tellement «redzipet» (dénonciateur) ou «schmarotzer» (voler)...
Dans toutes les langues, des mots apparaissent et disparaissent. Souvent aussi, les objets auxquels ces mots renvoient ne sont plus utilisés, notamment dans le domaine de l’agriculture. Les mots ont leurs forces et leurs faiblesses.
Dans le «Dico romand» qui sera publié dans cinquante ans, trouvera-ton de nouveaux mots ou expressions?
Les innovations existent, de nouvelles unités linguistiques peuvent faire leur apparition à l’intérieur d’une toute petite communauté, mais qui n’auront de valeur et de compréhension que pour ce petit groupe. Si on prend par exemple le parler jeune qui domine aujourd’hui, il vient évidemment du centre, de la région parisienne; les innovations partent toujours du centre vers la périphérie. Il y a aussi des archaïsmes qui demeurent, comme septante, huitante, parce que les gens en sont fiers. Si un journaliste à la radio romande dit «soixante-treize», cela risque d’être perçu comme une forme de trahison par l’auditeur. Il y a aussi les éléments propres à la réalité helvétique, tels que natel, école de recrues, assurance casco, chambre à lessive…
Le parler local, est-ce un îlot de résistance face à une langue de plus en plus globalisée, ce qui expliquerait aussi le succès de ce «Dico romand»?
Ce serait une étude intéressante à conduire. Dans quelle mesure le repli, l’idée de souverainisme, un retour à la région, la mise en évidence de particularités régionales participent de cette résistance. Selon une étude que j’ai menée au niveau des accents, il est intéressant aussi de constater que le Romand peut essayer d’effacer son accent lorsqu’il parle avec un Français, mais jamais devant un Belge. Il y a toujours ce rapport de soumission à la forme dite de référence, c’est-à-dire le français parlé en France.
A ce propos, quel est l’accent romand le plus apprécié?
L’accent valaisan, semble-t-il. Il est comparé un peu à l’accent marseillais, avec ses intonations chantantes. Le moins aimé, mais aussi perçu comme le plus raffiné, c’est l’accent genevois. On le juge énervant, désagréable, parce que c’est certainement celui qui, pense-t-on, est le plus proche de l’accent parisien. Les cantons de Fribourg et du Valais ont été les derniers à se soumettre au français officiel, pourquoi? C’est en partie lié à la religion. Le français a pénétré d’abord grâce à la Bible, qui était disponible en français et prioritairement dans les cantons protestants, Genève, Vaud, etc. Il y avait aussi plus de contacts entre Paris et les grandes villes comme Genève et Lausanne.
Vous-même, vous utilisez certaines expressions de ce «Dico romand»?
J’utilise assez souvent «tu viens ou bien?» qui fait réagir mes collègues français. Je n’en suis pas particulièrement fier, mais c’est ancré. Dans mes cours à l’université, j’insiste même au travers de mon phrasé sur ces particularismes pour montrer à mes étudiants la diversité des parlers romands. Les variétés linguistiques sont elles-mêmes soumises à une hiérarchie; il y en a qui sont plus valorisées que d’autres, même à l’intérieur d’un même canton. J’ai des étudiants de Payerne qui trouvent que le parler de la capitale, c’est-à-dire Lausanne, est plus pointu que chez eux. On est toujours au centre ou à la périphérie de quelque chose.
Certains mots ou expressions liés à la sexualité, comme «tséquée» pour copulation vite fait ou «voir péter le loup» pour dire perdre sa virginité, semblent être tombés totalement en désuétude, non?
C’est vous qui le dites! Il est possible que, dans certaines contrées de Romandie, on les utilise encore dans l’intimité. Et puis vous savez, on a tous aussi une connaissance passive de beaucoup de mots d’argot liés à l’activité sexuelle; on sait ce qu’ils veulent dire mais on ne va pas les utiliser dans le langage courant pour des raisons bien compréhensibles.
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