Tout dans le profil de Sanija Ameti étonne et détonne. A commencer par le lieu où elle nous fixe rendez-vous… dans les sous-sols de l’Institut d’archéologie de l’Université de Zurich, là où, étudiante en droit, elle venait engloutir ses sandwichs «en cachette» et s’inspirer des mythes gréco-romains. Dans ce lieu insolite qui abrite des centaines de bustes et statues de l’Antiquité, la Zurichoise originaire des Balkans se prête volontiers au jeu du photographe, s’amusant avec malice à trouver la pose qui saura surprendre. Son image, elle la travaille comme une «figure artistique», un outil pour véhiculer ses idées. Sur les réseaux sociaux, la jeune politicienne excelle dans l’art de la mise en scène. On l’y voit fumant le cigare en clin d’œil à Churchill ou traçant sa politique européenne au rouge à lèvres sur son miroir, un ton décalé et volontiers provocant qui lui vaut de toucher un public peu enclin à s’intéresser à la politique. Chez Sanija Ameti, l’image est toujours au service du message.
Si rien ne la prédestinait à se lancer en politique, tout bascule en 2021 lors de la campagne de votation contre la loi antiterroriste. Jugeant cette base légale abusive et allant à l’encontre de l’Etat de droit, la juriste va mener un combat féroce contre ce projet de loi, tenant tête avec conviction à la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter. La loi sera certes acceptée, mais de justesse. Surtout, cet engagement va précipiter sa carrière politique. Dans la foulée, elle se fait brillamment élire au législatif de la ville de Zurich sous la bannière des Vert’libéraux. En parallèle, son profil atypique tape dans l’œil du mouvement pro-européen Opération Libero, dont elle se voit rapidement proposer la coprésidence. Evoluant hors parti et hors calendrier électoral, ce groupe de réflexion travaille sur des dossiers de fond, une façon de faire de la politique qui semble taillée sur mesure pour la Zurichoise. Ni de gauche, ni de droite, libérale convaincue mais partisane d’un Etat fort, contre le port obligatoire du voile mais opposée à l’interdiction du port de la burqa dans l’espace public, Sanija Ameti a le don d’en dérouter plus d’un. «En tant que libérale, réfugiée musulmane et Suissesse européenne, j’ai un profil multiple, analyset-elle. Cela me prend toujours du temps de me positionner car j’examine chaque question à la lumière de ces différents aspects de ma personnalité.»
Avant de quitter ce sous-sol chargé de mythes, Sanija Ameti pointe son coup de cœur, une statue de Laocoon, mordu par des serpents alors qu’il tente, en vain, de prévenir les Troyens du danger. «Il m’est essentiel de débusquer les chevaux de Troie qui minent notre époque et qui menacent de discréditer nos institutions et, donc, notre démocratie et nos libertés.» La stabilité du pays, elle en est convaincue, passe par le dossier européen, enlisé depuis des mois. A la mi-août, Opération Libero a présenté avec les Verts et l’Union des étudiant·e·s de Suisse (UNES) l’«Initiative Europe», un texte qui vise à ancrer dans la Constitution l’appartenance européenne. «Qu’on le veuille ou non, notre identité est celle d’une Europe libre, argue-t-elle d’une voix déterminée, dans le train qui nous emmène à Berne. C’est d’autant plus flagrant aujourd’hui, avec le conflit en Ukraine. La Suisse a repris les sanctions européennes contre la Russie, qui attaque ouvertement notre démocratie, notre identité. Ce qu’on souhaite, c’est ancrer cette identité dans la Constitution; il s’agit de la pierre angulaire de la future politique européenne du pays.»
Son engagement politique, Sanija Ameti en parle très peu à sa famille, s’arrange même avec ses sœurs pour éloigner ses parents du poste de télévision lorsqu’on la sollicite pour un débat télévisé. «Je veille à les protéger, confie-t-elle. Mon père était engagé en politique, mais dans un régime autoritaire. Ses convictions lui ont valu plusieurs arrestations.» En 1995, la famille Ameti décide de fuir la guerre qui déchire l’ex-Yougoslavie et débarque à Zurich avec la petite Sanija, alors âgée de 3 ans. Son père, professeur de biologie moléculaire dont le diplôme n’est pas reconnu en Suisse, doit multiplier les petits boulots. «Le soir, je le vois encore ouvrir son immense bouquin de biologie alors qu’on allait se coucher, se souvient l’aînée d’une fratrie de cinq. Mon papa voyait dans son métier une vocation, il s’est inscrit au polytechnique de Zurich et, coûte que coûte, il a fini par l’obtenir, son diplôme suisse!» On sent chez la jeune femme une même détermination. A 30 ans, la juriste travaille d’arrache-pied pour mener de front ses engagements politiques et poursuivre sa thèse de doctorat sur les questions de gouvernance en matière de cybersécurité à la Faculté de droit de l’Université de Berne. Brillante élève en mathématiques, elle nous explique qu’elle aurait pu tout aussi bien poursuivre une carrière de hackeuse, mais qu’elle a choisi de privilégier une voie plus institutionnelle, au service du bien commun.
Pour cette fille de réfugiés, la lutte pour prouver qu’elle mérite sa nationalité suisse, acquise à la majorité, est quotidienne. «Je reçois régulièrement des courriels de haine, on me dit que je n’ai rien à faire en politique, que je n’ai qu’à retourner en faire chez moi, dans les Balkans», déplore l’élue vert’libérale, loin pourtant de se laisser décontenancer. Et d’ajouter, presque amusée: «Une femme en politique irrite, une femme avec un parcours migratoire irrite davantage.» Qu’importent les critiques. Tant qu’elle prendra du plaisir à défendre ses convictions, Sanija Ameti ne lâchera rien, consciente de son rôle de modèle pour tous les enfants issus de l’immigration: «Le plus beau cadeau pour moi, c’est d’entendre quelqu’un me dire que j’ai inspiré son engagement en politique. Car pouvoir participer au processus démocratique, c’est la plus haute expression de la liberté.»
Sanija Ameti rêve d’une Suisse postmoderne, une Suisse qui ose ne plus seulement défendre ses acquis mais créer un ordre nouveau. Son inspiration? Le libéral Alfred Escher. «C’était un visionnaire, l’un des pionniers de la Suisse moderne. Aujourd’hui, il nous faut impérativement travailler à l’élaboration de nouvelles infrastructures, en matière de climat, de digitalisation, de protection sociale, pour garantir l’attractivité du pays durant les siècles à venir.» Pour la coprésidente d’Opération Libero, il est temps de rejoindre son comité directeur à Berne. Elle s’éloigne dans les ruelles de la capitale. A son oreille, on voit briller deux imperdables… dorées. Résolument punk. Et classe tout à la fois.