On se tutoie, on débat sans se faire de cadeaux, puis «on va boire une bière ensemble». C’est ainsi que le conseiller aux Etats Peter Föhn, 69 ans, décrit les usages politiques dans le canton de Schwytz. L’ex-enseignant s’est voué durant vingt-quatre ans à la politique sous les couleurs de l’UDC. Depuis 2002, il est entrepreneur et possède la société MAB Möbel à Muotathal. Son fils Andreas, 35 ans, dirige l’entreprise avec son frère et sa sœur, le papa préside le conseil d’administration. Au Café du Coin, père et fils croisent le fer avec Karin Schwiter, 44 ans, présidente du PS cantonal et professeure de géographie du travail à l’Université de Zurich, Armin Landerer, 60 ans, représente la DEAR Foundation-Solidarité Suisse, Hildegard Zobrist, 65 ans, propriétaire d’une école d’esthétique et ancien premier lieutenant, qui personnifie le lectorat de la «Schweizer Illustrierte». Ce dix-neuvième Café du Coin est animé par Monique Ryser.
- Monique Ryser: Guerre en Ukraine, chaînes d’approvisionnement d’Asie interrompues pour cause de pandémie, pénurie de matières premières: êtes-vous vraiment encore en mesure de fabriquer des meubles et de fournir vos clients?
- Andreas Föhn: Dans l’ensemble, les chaînes logistiques fonctionnent. Nous travaillons presque exclusivement du bois certifié suisse et nos fournisseurs sont en général suisses. Le problème réside dans les hausses de prix incontrôlées chez certains fournisseurs. Ça a commencé avant la pandémie déjà, même si le Covid-19 est volontiers invoqué en guise de justification. Ce n’est souvent pas compréhensible mais c’est un fait et nous avons été contraints d’augmenter à notre tour les prix de 7%.
- Peter Föhn: Soyons francs, la pénurie de puces et les retards de livraison sont parfois invoqués pour imposer des prix plus élevés.
- Hausse des prix, inflation, cela conduit à des salaires plus élevés?
- Hildegard Zobrist: L’argent, il faut commencer par le gagner!
- Andreas Föhn: Dans la situation de crise actuelle, des hausses générales de salaires sont exclues. Nous augmentons les salaires en fonction du rendement.
- Votre entreprise a été transmise en 2019 à la génération suivante. Bien des PME ne trouvent pas de successeurs. Pourquoi est-ce que ça a marché chez vous?
- Peter Föhn: Cette entreprise a connu des problèmes de succession il y a une trentaine d’années. Je venais alors d’arriver au Conseil national et j’entendais sauver les emplois. Avant même de l’acquérir, j’ai demandé à mes enfants s’ils étaient prêts à la reprendre un jour. J’avais alors 50 ans déjà. Ce fut d’emblée un projet familial. Les temps ont été durs mais, aujourd’hui, nous voilà bien établis et nous sommes dans tout le pays la seule entreprise du secteur à avoir tenu le coup.
- Armin Landerer: Le fait que ça vous ait réussi est une performance. Autrefois j’étais banquier et j’ai vu bien des PME qui n’ont pas trouvé de successeurs. C’est très regrettable et préjudiciable à l’ensemble de l’économie.
- Peter Föhn: Oui, d’ailleurs, sur ce point, la gauche m’énerve. Il y a de quoi reprendre des entreprises tous les jours. Que les gens de gauche le fassent et qu’ils concrétisent ce qu’ils défendent en politique: sauver des emplois au lieu de se borner à en parler. Comme propriétaires d’entreprise, nous ne payions à mon épouse qu’un petit salaire.
- Karin Schwiter: A ta femme seulement ou à toi aussi?
- Peter Föhn: Je ne me suis jamais payé de salaire. J’avais une bonne rémunération du Conseil national et du Conseil des Etats. Notre famille a beaucoup investi. Aujourd’hui, nous avons une entreprise qui paie des salaires honnêtes et propose des horaires de travail flexibles.
- Karin Schwiter: Cela fait plaisir de l’entendre. Des horaires de travail flexibles sont extrêmement importants pour mieux concilier vie de famille et vie professionnelle. Pas pour les femmes seulement, pour les hommes aussi.
- Andreas Föhn: Les jeunes salariés le souhaitent. De nos jours, des horaires à 80 ou 90% sont jugés normaux. Et chez nous, à la campagne, depuis longtemps, car ils sont nombreux à exploiter simultanément une ferme.
- Peter Föhn: En tant qu’employeur, il faut être flexible. L’excès de réglementations est malsain. Exemple: nombre d’employés souhaitent commencer le travail à 5 heures du matin déjà. Or l’horaire de travail légal ne débute qu’à 6 heures! Il a fallu beaucoup d’efforts administratifs pour répondre au souhait des employés. Dans un premier temps, MAB Möbel a même été sanctionné.
- Karin Schwiter: Il peut y avoir des cas particuliers où de tels accords ont du sens. Mais les employeurs tiennent le couteau par le manche. C’est pourquoi la loi sur le travail protège les employés. Sans quoi, au bout du compte, des gens devraient commencer le boulot à 3 heures du matin.
- Armin Landerer: Si les deux parties se mettent d’accord et fixent même les termes par écrit, le politique ne devrait pas s’en mêler mais autoriser de telles solutions.
>> Lire aussi: Comment faire fructifier vos économies
- Karin Schwiter: Si les organisations de travailleurs n’avaient pas lutté, nous n’aurions ni semaine de 42 heures, ni vacances, ni prestations sociales, ni AVS. Aujourd’hui déjà il existe beaucoup d’exceptions. La Suisse a une des lois sur le travail les plus laxistes. L’accord des travailleurs n’est en effet pas si spontané que ça: les salariés qui redoutent de perdre leur emploi sont condamnés à dire oui à tout.
- Hildegard Zobrist: Cette rigidité, cette méfiance me dérangent. J’ai aussi des employés. En tant qu’employeur, il faut remplir une masse de conditions pour demeurer attractif. Genre «journée du papa» ou télétravail à 50%. J’ai voulu motiver les femmes à des horaires plus complets afin qu’elles puissent se constituer un 2e pilier. Or la volonté manque souvent. C’est parfois carrément déprimant de voir que le travail est jugé secondaire et qu’on est en plus menacé par le syndicat.
- Karin Schwiter: En Suisse, bien des femmes travaillent à horaire réduit parce que les structures d’accueil pour les enfants font défaut. Dans le canton de Schwytz, la parlement a décidé il y a peu que chaque commune devait mettre sur pied et cofinancer une offre. Cela me fait très plaisir et ça aura de l’effet.
- Peter Föhn: Il faut être clair: les temps partiels et le télétravail sont revendiqués par des gens hautement qualifiés. Le travailleur normal souhaite œuvrer à 100% parce que cela lui est nécessaire.
- Karin Schwiter: Et qu’en est-il des travailleurs normaux qui doivent s’occuper d’enfants ou de proches? La loi sur le travail est essentielle pour qu’ils soient eux aussi protégés.
- Comment avez-vous vécu la crise sanitaire?
- Andreas Föhn: Ce fut compliqué, mais quand les magasins ont rouvert leurs portes, les ventes ont bien repris.
- Hildegard Zobrist: Dans mon école, je constate que les esthéticiennes attendent encore pour faire une formation complémentaire. Elles veulent avant tout reprendre sérieusement le travail.
- Karin Schwiter: Des enquêtes ont montré que ce sont surtout des femmes qui sont passées entre les mailles du filet. Elles ont souvent de petits commerces avec peu de chiffre d’affaires ou travaillent à des horaires congrus à côté de leurs tâches d’éducation. Lors d’une prochaine crise, nous devrons mieux tenir compte, au niveau des aides économiques, des besoins des petites et toutes petites entreprises.
- La pauvreté a-t-elle augmenté à cause de la crise? Les magasins Caritas et les points de ravitaillement alimentaire tournent à fond.
- Armin Landerer: Notre DEAR Foundation--Solidarité Suisse fournit un soutien financier dans divers domaines. La pauvreté en Suisse demeure souvent invisible. Par pudeur, bon nombre de personnes concernées ne demandent pas d’aide mais tentent de se débrouiller.
- Karin Schwiter: La pauvreté est plus visible en ville, elle est plus anonyme, il y a plus de prestations. Les familles monoparentales, les femmes âgées et les personnes issues de la migration sont nettement plus touchées.
- Peter Föhn: Dans le cas des étrangers, il s’agit souvent de demandeurs d’asile déboutés. Ils sont dans l’illégalité et devraient quitter la Suisse.
- Karin Schwiter: Mais nous ne pouvons quand même pas les laisser mourir de faim!
- Peter Föhn: Non, personne n’est censé mourir de faim, mais les lois doivent être respectées.
- Le Conseil national vient d’augmenter de 2 milliards le budget de l’armée. Est-ce bien nécessaire?
- Hildegard Zobrist: Absolument. La guerre en Ukraine montre à quel point une armée bien équipée est importante. Ces dernières années, nous y avons économisé à outrance.
- Peter Föhn: Nous pouvons nous payer ça, il n’y aura pas d’augmentation des impôts. Dans le cas contraire, il y a moyen d’économiser ailleurs: dans le domaine de l’asile, dans la formation, dans l’aide à l’étranger. Il y a de la marge.
Un canton attractif avec des disparités régionales
Dans le cadre de la table ronde de «L’illustré» et de la «Schweizer Illustrierte», l’indicateur de compétitivité d’UBS publié à la fin d’août met en lumière chaque canton que nous visitons. Aujourd’hui, le canton de Schwytz.
Le canton de Schwytz se caractérise par un potentiel de croissance élevé à long terme. Grâce à sa politique de fiscalité avantageuse, il offre un environnement de coûts attractif pour les entreprises et attire en même temps les personnes à hauts revenus. Des recettes fiscales élevées permettent au canton primitif de maintenir son endettement à faible niveau et d’appliquer une politique financière flexible. Concernant les impôts, la région de March se démarque particulièrement. De par sa situation au sud du lac de Zurich, elle dispose d’un accès rapide aux infrastructures et à la grande zone de desserte de la métropole voisine. Ainsi, la région se profile avec succès comme un environnement attrayant pour des entreprises innovantes. En comparaison nationale, les deux régions plus éloignées d’Einsiedeln et d’Innerschwyz sont certes relativement bien positionnées, mais ne peuvent pas pleinement rivaliser avec leurs pairs cantonaux en termes de structure industrielle et d’innovation. Toutefois, une promotion économique ciblée pourrait améliorer leurs perspectives.
Le Café du Coin est une initiative promotionnelle de L’Illustré et de la Schweizer Illustrierte, en collaboration avec DEAR Foundation-Solidarité Suisse et UBS Suisse.