Son nom de famille a la saveur d’une griotte, à un «air» près. De ceux que cette vraie Genevoise, qui a grandi entre Carouge et la Servette, compose en tant qu’artiste. Déjà active sur cinq fronts (!), toujours à l’initiative, Licia Chery animera dès le lundi 24 août le jeu «C’est ma question» sur RTS Un, succédant à Sébastien Rey. Elle sera la première animatrice noire à se voir confier une émission sur la télé romande. Tout un symbole. A quelques jours de son entrée en scène, elle nous reçoit chez elle, à Genève. Elias, son fils de 2 ans, observe.
Sa maman, hyperactive, a des choses à dire. Sur le racisme en particulier. Fin 2019, elle a publié «Tichéri a les cheveux crépus» (Ed. Amalthée), un petit livre épatant, joliment illustré par la talentueuse Queen Mama, destiné aux enfants. Un acte pédagogique inédit. «Les enfants blancs sont habitués à ne voir que leur propre représentation, érigée en norme. Du coup, ils ont naturellement tendance à considérer les autres de haut et, malheureusement, cela donne ensuite des adultes formatés qui se voient, inconsciemment ou non, comme le centre du monde et qui sont dans le déni quand on parle racisme. A travers l’éducation des petits, je pense que cela peut changer. Dans mon livre, dès la couverture, les enfants rencontrent quelqu’un de différent. Tichéri, c’est moi quand j’étais gamine.»
Le chantier, souligne-t-elle, est colossal. «En fait, tout est à revoir, parce que tout est biaisé, à commencer par l’histoire. Prenez les premiers hommes. Il est scientifiquement établi que l’on vient tous d’Afrique. Nous étions donc tous Noirs, au moment de la maîtrise du feu par exemple. Or, dans les manuels scolaires, dès qu’Homo sapiens se dresse sur ses deux jambes, il devient Blanc!» Une tromperie lourde de conséquences.
«Le racisme ordinaire est partout, constate Licia Chery. Les micro-agressions sont fréquentes. Dans mon livre, je voulais montrer qu’on peut se montrer raciste sans penser à mal. Dire à une fille noire: «Vous autres, vous avez le rythme dans la peau, je vous envie», c’est du racisme. Affirmer que les athlètes noirs sont naturellement plus rapides que les autres, sous-entendre que c’est génétique, non seulement c’est raciste, mais c’est faux. Dire: «Vous, les Noirs», uniformiser, c’est aussi du racisme.» De tels exemples, Licia Chery peut en fournir à foison.
La nouvelle animatrice de «C’est ma question» ne transformera pas pour autant le jeu de RTS Un en tribune politique. «Je serai simplement une personne noire dans un rôle d’animatrice, insiste-t-elle, sans justification particulière. Plus il y aura de personnes représentant la diversité de notre société à la télé ou ailleurs, mieux ça vaudra.»
Au Tessin, Christelle Campana, une journaliste noire, s’est vu confier la présentation du TJ en 2014 déjà. «Quand j’étais plus jeune, cela me frappait de ne voir personne qui me ressemblait à la télé, avoue Licia Chery. Or, quand on ne se voit pas, on ne peut pas se représenter. Je ne sais pas si les gens se rendent compte de ce que ça veut dire que de grandir dans un pays où l’on est invisible.» «Sur la RTS, je serai une exception, reconnaît-elle. Personne, par exemple, ne saura me coiffer. Pourquoi? Parce que, en 2020, on n’enseigne toujours pas aux apprenties coiffeuses à coiffer les cheveux crépus…»
La pression? Elle la ressentira forcément, mais la fortune sourit aux audacieux. Elle l’a déjà vérifié. Quand la RTS recherchait une assistante à mi-temps pour son département marketing et communication, Licia Chery a présenté, lors de son entretien d’embauche, une vidéo, montée par ses soins, retraçant l’histoire de la chaîne et dans laquelle elle s’était intégrée. Il fallait oser. Et elle a eu le poste!
Licia Chery ne fait jamais rien à moitié. L’exigence qu’elle s’impose résulte de sa propre histoire familiale, enracinée en Haïti. Janina, sa mère, est infirmière. Son père, jadis opposant politique au dictateur Duvalier, est arrivé en Suisse comme réfugié politique. Il a ensuite œuvré en soutien des migrants, à Genève. Un milieu familial «pas spécialement défavorisé», relève Licia, qui est la deuxième de trois enfants. A la chute de Baby Doc, en 1986, la famille est repartie vivre en Haïti, mais la violence et l’instabilité politique l’ont ramenée en Suisse.
«J’ai grandi avec une mère très secrète, raconte-t-elle. Par nécessité, parce que, à l’époque, en Haïti, les parents ne s’exprimaient pas devant leurs enfants, par peur qu’un mot lâché innocemment à l’école ne les envoie en prison.» La paranoïa érigée en système politique. «Quand la Suisse est allée recruter là-bas des infirmières, ma mère a saisi sa chance. Moi, j’ai un rapport étrange avec Haïti. Ce sont mes racines, mon pays, la première république noire (ndlr: 1804) et, en même temps, c’est loin. Dans l’une de mes chansons, j’évoque la difficulté de se sentir de nulle part, tiraillée entre deux cultures.» Le besoin d’y retourner est cependant irrépressible. La dernière fois, c’était en 2016. Pour pouvoir s’épanouir en Suisse, Licia Chery a dû cravacher. «Quand on est issu d’une minorité, on sait qu’être moyen ne suffit pas. Il faut se distinguer. Pas le choix.»
La musique est sa grande passion. «J’avais 6 ans le jour où un monsieur est venu nous faire écouter Beethoven et Vivaldi à l’école.» Illumination. «J’ai eu la sensation de comprendre ce langage et aussitôt demandé à mes parents de m’inscrire au conservatoire.» Suivront quatorze ans de piano classique. Licia rejoint ensuite l’ETM (Ecole des musiques actuelles) pour développer son sens de l’improvisation. Elle sera chanteuse. Aujourd’hui, elle se produit régulièrement en Allemagne, patrie du père de son petit garçon. Elle doit du reste y retourner en octobre.
«Dans ma famille, personne n’est musicien, souligne-t-elle. Ma mère écoutait Sylvie Vartan (éclat de rire). Moi-même, adolescente, j’étais fan de Céline Dion. Surtout, je ne connaissais pas d’artistes auxquels m’identifier. Ma sœur aînée, Pascale, avait plein de disques, mais sa chambre m’était interdite. J’allais fouiller en son absence. C’est comme cela que j’ai découvert Otis Redding, un mec qui chantait avec ses tripes, utilisant sa propre souffrance dans ses interprétations. Sincère. Honnête. Cela m’a transcendée.» La soul music la submerge. Ce sera son style et le live son jardin.
Elle a un peu plus de 17 ans lorsqu’elle signe ses premières «bonnes chansons». Sa passion l’entraîne successivement à Paris, puis à Montréal. Elle enregistre un album, resté inédit, et s’envole pour New York où, après avoir remporté un concours, elle se retrouve sur scène. Ses voyages, elle les finance elle-même, travaillant à l’aéroport de Cointrin, chez Zara aussi, sans dire un mot à ses parents qui la croient étudiante en sociologie.
Une chanson sur l’anorexie, «Mental Disease», accompagnée d’un clip produit par ses soins, la sort de l’anonymat. En 2010, elle sollicite l’aide du public via la plateforme My Major Company et récolte 100 000 euros en septante-cinq jours! Grâce à l’album qui s’ensuit, elle accède aux plus grands festivals, Montreux et Paléo inclus.
En 2015, après un échec sur le chemin de l’Eurovision, elle pose le micro, mais le reprend deux ans plus tard pour enregistrer «Treat Me Good», un single qui apparaît sur son dernier EP, sorti l’an dernier. Dans l’intervalle, elle a rencontré le papa de son fils. «On a vécu une jolie histoire et on a conçu Elias, confie-t-elle. On s’est séparés pendant la grossesse. Cela n’a pas été facile, mais ça m’a permis de réfléchir et d’écrire mon livre.»
Depuis un an, Licia Chery a un nouveau compagnon. Dans son bel appartement de la Jonction, niché au cœur d’un bloc géré sur un modèle coopératif, elle a trouvé son équilibre. «J’ai appris à jongler avec mes différentes activités», assure celle qui est aussi cocoordinatrice de son immeuble. Appréciée de tous ses voisins, elle espère maintenant «être acceptée des téléspectateurs romands», rêvant déjà tout haut d’avoir un jour sa propre émission culturelle. Ne dit-on pas qu’à ne pas se voir grand, on se garde petit?