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Credit Suisse

Roger Nordmann: «Il faut tenir le système financier à la laisse courte»

Sa réaction émotionnelle à la télévision romande le jour même du rachat de Credit Suisse par UBS a marqué les esprits. Après le choc de l'annonce, Roger Nordmann a recouvré sa sérénité pour élaborer un plan de bataille censé injecter de la morale et de la raison dans les milieux bancaires helvétiques. Il nous livre son analyse et ses solutions.

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Roger Nordmann

Le conseiller national socialiste vaudois termine ces jours l’écriture d’un nouveau livre. Cet économiste et politologue imagine des voies de sortie face à l’impasse de la crise climatique et énergétique. Il propose notamment une stratégie fédératrice fondée sur l’investissement.

Julie de Tribolet

- Que nous dit cette affaire UBS-Credit Suisse sur le monde actuel?
- Roger Nordmann: Cette affaire nous raconte une histoire de rapacité. Une histoire de gens qui considèrent que le monde leur appartient et qu’ils peuvent donc se servir partout et n’importe comment. C’est l’histoire d’un secteur bancaire qui a complètement dérivé en obéissant de plus en plus à une logique de self-service. Il y a aujourd’hui chez certains banquiers un énorme problème de philosophie et d’éthique. Les cerveaux d’une partie des dirigeants de grandes banques sont visiblement corrompus.

- Avant de passer à vos propositions de réforme, était-il inconcevable pour vous de laisser Credit Suisse faire faillite au lieu d’engager et donc de risquer près de 200 milliards d’argent public?
- Cela aurait déclenché une crise financière d’une ampleur comparable à celle de 2008, une crise qui aurait entraîné des pays dans un gouffre monstrueux. Le Conseil fédéral a eu raison de sauver Credit Suisse pour éviter un effondrement du système financier. Celui-ci n’est pas suffisamment séparé de la société pour le laisser assumer ses dérives tout seul. Et alors que nos relations avec l’Union européenne sont catastrophiques et que la guerre fait rage en Ukraine, la petite Suisse ne pouvait pas se permettre d’être, en plus, responsable d’une crise financière mondiale. Il fallait assumer nos responsabilités.

- Avez-vous une explication technique simple à cette déroute de Credit Suisse?
- Ce n’est pas encore très clair. Il y a eu un mauvais management, des changements de personnes et de directions permanents. Il y a aussi eu une suite de scandales qui ont érodé la confiance de la clientèle en dépit d’un bilan qui n’était pas si mauvais. Mais l’information peut-être la plus décisive et qui remonte aujourd’hui, c’est que Credit Suisse détenait aussi des actifs douteux, parfois avec une très longue échéance, raison pour laquelle la confédération a dû donner 9 milliards de garantie, voire davantage suivant l’issue des négociations.

- Et maintenant? Que faire pour éviter qu’une telle déroute bancaire suisse se reproduise, notamment avec le nouveau géant bancaire né de ce sauvetage?
- Il faut désormais tenir le système financier à la laisse courte. Il faut le réguler pour que les banques aient des tailles, et donc des risques, plus raisonnables. En Suisse, la gauche avait fait plusieurs propositions concrètes allant dans ce sens après 2008, année du sauvetage d’UBS et de la faillite de la banque Lehman Brothers. Mais ces propositions ont toutes été balayées par le PLR, l’UDC et le Centre.

- Comment expliquez-vous, avec votre expérience de parlementaire chevronné, cette allergie des partis bourgeois à toute régulation du secteur bancaire?
- Il y a des liens d’intérêt directs entre ces partis et les banques. Je rappelle que les élections fédérales d’octobre seront les premières qui se dérouleront avec la transparence sur le financement des partis, grâce au contre-projet à notre initiative populaire. Mais c’est sans doute avant tout un blocage idéologique: une partie de la droite défend bec et ongles l’idée du laisser-faire total. Messieurs les banquiers, profitez de tout ce qui se présente! Une autre partie de la droite privilégie un peu naïvement la notion de concurrence. Mais c’est en fait l’idée du laisser-faire qui l’a toujours emporté. Alors, si les partis bourgeois reproduisent le scénario de 2008 et refusent de toucher au cadre légal, nous envisagerons de lancer une initiative populaire constitutionnelle. Pour l’instant, nous allons essayer au niveau parlementaire.

- Passons donc à ces mesures. Quelles sont les propositions de la gauche?
- L’idée générale consiste à recentrer la banque sur le bien commun et le service à l’économie. Et la première condition pour y parvenir, c’est de restaurer la séparation des activités bancaires, comme ce fut le cas en 1933 aux Etats-Unis avec le Glass-Steagall Act, qui avait restauré la stabilité financière. La grave erreur de l’administration Clinton, c’est d’avoir assoupli cette séparation des activités bancaires. Il faut y revenir en imposant aux grandes banques une segmentation à mon avis en trois secteurs: l’activité de crédit, qui consiste à lever de l’argent pour le prêter aux entreprises et aux particuliers, l’activité de banque d’investissement, qui consiste par exemple à acheter des entreprises, augmenter leur capitalisation et les revendre, et la gestion de fortune, qui consiste à gérer sur mandat la fortune de gens aisés.

- Cette mesure technique suffirait-elle à réformer les mœurs bancaires corrompues?
- Non. Il faut aussi exiger un minimum de 20% de fonds propres non pondérés pour les très grandes banques. Cette contrainte rend attractif pour des banques de ne pas dépasser ce seuil de taille. Cela limite les risques et le coûts de futurs sauvetages par la Confédération. Et cela favorise le maintien d’une certaine concurrence sur le marché. Certaines banques sont devenues des géantes parce que, faute de contrainte comme celle-ci, elles ont pu devenir des oligopoles planétaires. Les entreprises étaient forcées de travailler avec elles. Et, faute de concurrence, ces géants financiers ont pu augmenter leurs marges, leurs commissions…

démission de Marc Ospel

L’histoire se répète: en 2008, c’était UBS qui avait senti le vent du boulet. Son président, Marcel Ospel (26 millions de francs de salaire en 2006!), démissionnait et se retirait dans sa propriété de Wollerau (SZ), où le taux d’imposition est clément.

Eddy Risch/Keystone

- … et les bonus de leur direction et de leur conseil d’administration.
- J’allais bien sûr y venir! Il faut carrément interdire les bonus à la direction générale de ces banques, à leur conseil d’administration et à leurs organes de surveillance interne! Ces gens ne doivent plus avoir un centime de bonus mais des salaires fixes. Car ces grandes banques, il faut désormais les considérer non plus seulement comme des entreprises, mais aussi comme des institutions. Et au-delà du fait qu’il est choquant qu’un individu puisse s’octroyer 10 millions de francs de salaire annuel, le bonus a des effets malsains. Quand un banquier lance par exemple un produit financier, celui-ci prend de la valeur au début et le banquier peut alors revendiquer un bonus en fin d’année. Quant au risque lié à ce produit, il n’apparaît que des années plus tard.

- Sur le plan éthique et technique, on ne peut qu’approuver, mais la fin des bonus ne risque-t-elle pas d’avoir un effet de démotivation?
- Sans bonus, les banquiers seront plus prudents et travailleront sur le long terme. Car ceux qui feront des bêtises risquent de perdre leur job et donc leur salaire.

- Et du côté des organes de surveillance, que faut-il changer pour qu’ils deviennent efficaces?
- Il faut enfin nous donner les moyens nécessaires. Notre autorité de surveillance des banques, la Finma, emploie 600 collaborateurs. Son homologue anglaise en compte 4000...

- Cette agonie de Credit Suisse et ce rachat rocambolesque, en catastrophe, cela donne aussi l’image d’une Suisse moins fiable et professionnelle qu’elle le prétend, non?
- C’est la démonstration que la Suisse se croit, à tort, en dehors du monde. En 2021, le Conseil fédéral a interrompu les négociations avec l’Union européenne sans plan B. Dans la guerre en Ukraine, on se cache derrière la neutralité pour en faire le minimum au niveau des sanctions financières et pour refuser la réexportation d’armes. C’est une illusion de croire qu’on peut être un petit pays ultra-globalisé avec une économie énorme et ne pas prendre ses responsabilités politiques au niveau international. L’affaire Credit Suisse confirme que nous ne comprenons pas notre position dans le monde. Cela faisait des mois que le gouvernement observait passivement la longue descente aux enfers de cette banque en se disant qu’il suffirait de laisser tomber les activités extérieures de Credit Suisse si ça tournait à la débâcle. Mais quand on a des engagements, on a aussi des responsabilités. Le monde n’est pas qu’économique, il est aussi fait de responsabilités politiques. La Suisse ne peut pas être un géant économique et un nain politique. 

Par Philippe Clot publié le 5 avril 2023 - 09:06