Les choses se sont passées comme à chaque fois, ou presque, et tout le monde s’est posé la même question: pourquoi la chance est-elle toujours réservée à ceux qui en ont déjà?
C’est pourtant l’image de Roger Federer qui a fini par orner la couverture de «L’Equipe». Pas seulement une image, plutôt un poster pleine page, montrant le moment où il tombe à genoux. Avec le titre «UNIQUE», en lettres immenses, et quelques lignes élogieuses: «Phénoménal ROGER FEDERER qui offre à la Suisse sa première Coupe Davis […]»
Une affirmation pas entièrement fausse, mais pas entièrement correcte non plus. Il n’y avait pas tout dans cette photo. Le scénario de ce week-end de novembre 2014, inoubliable pour le sport helvète, s’est en effet déroulé ainsi: incapable de se donner à 100% en raison de douleurs au dos et d’un retard d’entraînement, Federer perd son premier match contre Gaël Monfils. Le score est de 0-1 le vendredi après-midi. Stan Wawrinka se trouve donc déjà dans une situation délicate pour le deuxième simple, avec le risque de pénaliser l’équipe après une défaite. Par sa performance, il démontre ce qu’il est devenu depuis deux ans: un immense joueur, appartenant à l’élite mondiale, capable de supporter des tensions extrêmes. Les 24 000 Français et 3000 Suisses présents au stade de Lille restent bouche bée devant les capacités d’accélération et le revers grandiose du Lausannois, qui met moult fois au pied du mur son adversaire, Jo-Wilfried Tsonga.
Le lendemain, inébranlable, Wawrinka joue le rôle moteur en double, aux côtés de Federer. C’est lui qui fait renaître la superstar, qui le réanime, qui lui redonne confiance. Cette victoire prépare le terrain à Federer pour le dimanche et lui permet de décrocher le 3-1 décisif, contre Richard Gasquet. Ce qu’il concrétise, il est vrai, de manière phénoménale, comme le constate «L’Equipe». Or, même si cette victoire revient en grande partie à Wawrinka, la plupart des photos et des gros titres sont dédiés à Federer, car c’est le Bâlois qui a conclu l’œuvre et emballé le dernier acte.
Arnaud Boetsch, l’ancien grand joueur français, ne tarit alors pas d’éloges: «Aujourd’hui, Federer a marché sur l’eau. Il faut montrer ce qui vient de se passer aux enfants. C’était ahurissant, de la beauté pure.» Ce n’est qu’en page 5 que Wawrinka, «le roc», a droit à son hommage. «Pour voir l’artiste, on a d’abord besoin de l’artisan», peut-on lire dans l’article. Une phrase criante d’injustice, une répétition du cliché, de métaphores rabâchées pendant toute une décennie. D’un côté l’art, de l’autre l’artisanat. D’un côté un dieu qui plane, de l’autre un simple humain. Car Federer et Wawrinka sont avant tout des travailleurs acharnés. L’élément artistique n’existe qu’en supplément, et tous deux s’y retrouvent.
Wawrinka n’a pas reçu les éloges qu’il méritait. Pour pouvoir comprendre la carrière de Federer, le public devrait d’abord prendre la mesure et la valeur des performances de Wawrinka. Les choses fonctionnent uniquement de bas en haut, et pas dans l’autre sens. Ce jour-là, Roger Federer sut précisément qui il devait remercier. «C’est Stan qui nous a menés à cette formidable situation, déclare-t-il. Ce moment est l’un des plus forts de ma carrière. Je suis heureux et soulagé d’avoir rendu tout le monde heureux. Mais si je voulais ce trophée, c’est encore plus pour Stan et pour l’équipe que pour moi-même.» Justement parce que, pendant toutes ces années, Wawrinka avait travaillé pour gagner cette compétition, en démontrant un engagement sans faille.
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C’est lui qui s’est rendu au Kazakhstan en 2010, pendant que Federer marquait une pause pour économiser ses forces. La Suisse avait été battue. Federer manquait aussi à l’appel en 2013 à Genève, un an avant le triomphe en Coupe Davis. De nouveau, Wawrinka s’était senti abandonné. «J’aurais préféré que Roger dise clairement non dès le début, lâcha-t-il à l’époque. Mais vous le connaissez, il est incapable de se décider: «Ça dépend, peut-être pas, en principe oui, mais possible que non…» Toute la vie de Federer est planifiée jusque dans le moindre détail, à l’exception de la Coupe Davis. C’est incroyable. La Coupe Davis lui pose un problème que je ne comprends pas.» A peine avait-il fini sa phrase qu’il avait ajouté: «Roger vit dans un monde que nous ne connaissons pas du tout. Comme il a battu tous les records, il donne à son pays et au tennis suisse un rayonnement incomparable. Il ne doit rien à personne. Alors s’il vous plaît, ne soyons pas ingrats.»
Accomplir le sale boulot en Coupe Davis et passer quand même sous les radars toute l’année en Suisse: voilà quel fut longtemps le destin de Wawrinka, pourtant trois fois vainqueur du Grand Chelem. A cette question incessante des journalistes suisses et étrangers qui lui demandaient comment il se sentait à côté de Federer, il répondait souvent en levant les yeux au ciel. «Si vous me comparez à lui, je ne peux que perdre», rétorquait-il. Ou encore: «Je suis le Suisse qui perd.» Loin d’être toujours simple, leur relation a même parfois été tumultueuse au cours des années, et la Coupe Davis faisait partie des sujets épineux. Parfois, Wawrinka parvenait à en faire abstraction, parfois moins. Mais, qu’il le veuille ou non, Federer appartenait à sa vie, leurs carrières étaient liées.
Federer a beau avoir eu un parcours brillant, il doit deux de ses titres majeurs en grande partie à Wawrinka: la Coupe Davis en 2014, mais aussi l’or remporté en double aux Jeux olympiques de Pékin, en 2008. En Chine aussi, Wawrinka s’est surpassé de match en match et a dominé le jeu en général. Meilleur que celui que, plein d’admiration, il appelait encore «Monsieur Federer» en 2003, avant l’entraînement pour la Coupe Davis à Melbourne.
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Plus tard, le Bâlois s’est beaucoup attaché à donner à Wawrinka la visibilité qu’il méritait. En octobre 2016 par exemple, plus d’un mois après la victoire du Romand à l’US Open à la suite d’un match remporté face à Novak Djokovic, peut-être la plus impressionnante de toutes ses performances. «Stan se tient aujourd’hui face à nous avec un statut de légende et un parcours qui fait rêver tout le monde. Au début de ma carrière, j’aurais aussi été content si tout s’était arrêté après Wimbledon», a-t-il déclaré.
Stan a été vainqueur de l’Open d’Australie en 2014, de Roland-Garros en 2015, de l’US Open en 2016, des Jeux olympiques, de la Coupe Davis. Un tel palmarès dans un sport aussi réputé aurait fait de lui un héros de la nation si Federer n’avait pas été là. Le jour du triomphe à l’US Open, Federer chanta les louanges de son ami. «C’est une légende. Quand tu es dans ce stade, que tu brandis ce trophée… Et contre Djokovic en plus! La totale, le maximum! D’un seul coup, tu te dis alors que tout ce que tu as donné ces vingt-cinq dernières années, tu ne l’as pas donné pour rien. Je suis heureux pour lui. Stan est un travailleur tout aussi acharné que moi.»
Il estima que tout le monde avait quelque chose à apprendre de Wawrinka, même lui, Federer. «Comment a-t-il fait, ce joueur avec quelques complexes et peu sûr de lui, ce joueur si près du but mais qui n’y parvenait jamais vraiment, comment en est-il arrivé là aujourd’hui? C’est grâce à cette foi qu’il a développée. Et dont nous devons nous inspirer.»
Wawrinka est devenu l’un des plus grands sportifs suisses de l’histoire en faisant toujours preuve de déontologie, en apprenant à repérer les entraîneurs qui lui faisaient du bien et le faisaient avancer, et en évoluant aux côtés de Federer qu’il fallait surpasser. Il a fini par comprendre que la comparaison avec ce «monstre» qu’avait créé Federer ne lui permettrait jamais d’avancer. Il a donc suivi sa propre voie et a trouvé la paix intérieure ainsi que quelques certitudes, notamment celle d’être le joueur le plus fort physiquement.
Wawrinka est devenu si bon que Federer en a mis sa propre santé en péril. En novembre 2014, après une victoire controversée (et finalement à l’origine d’un véritable ressentiment) contre Wawrinka en demi-finale de l’ATP-Finals à Londres, Federer n’avait pas joué sa finale contre Novak Djokovic, en raison d’une blessure au dos. La finale de la Coupe Davis à Lille se tenait seulement quelques jours plus tard. Le lundi et le mardi, Federer parvenait à peine à marcher droit, encore moins à tenir une raquette en main. Pourtant, le jeudi, il était en place pour le premier match. Son ambition et son sens du devoir l’y avaient poussé, mais ce risque qu’il prenait pour sa santé représentait également un geste en faveur de Wawrinka. Il montrait qu’il lui était redevable, qu’il lui faisait confiance pour le mener vers la victoire, même dans son état.
En avril 2014, après avoir battu sa grande idole de l’époque, Federer, à Monte-Carlo, Wawrinka déclara: «Je n’oublierai jamais ce que Roger a fait pour moi. C’est la seule personne sur cette tournée en qui j’ai entièrement confiance.» Longtemps, Wawrinka avait évolué dans l’ombre de Federer. Mais il avait aussi progressé à son contact. En novembre, à Lille, Federer se tenait enfin aux côtés du partenaire dont il avait toujours rêvé. Les deux sportifs étaient liés, ils le restent encore aujourd’hui. «Et notre amitié, a déclaré un jour Federer, ne sera mise à l’épreuve que lorsque nous prendrons notre retraite.»
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