«Vis chaque jour comme si c’était le dernier, disait Steve Jobs. Bon, lui avait le cancer. Nous, Ukrainiens, nous avons la Russie. C’est presque la même chose.» La blague est lancée par Anton Tymoshenko, un humoriste de 28 ans, face à un petit parterre de spectateurs réunis dans un sous-sol à Kiev, le 17 avril. «C’est pratique, la cave peut se transformer en bunker si ça tourne mal», s’amuse par écran interposé cet Ukrainien qui s’est toujours refusé à quitter la capitale, malgré les bombardements. «J’ai la flemme. Chercher un appartement ailleurs, recommencer à zéro, ça me fatigue d’avance. Je préfère rester ici. Me battre, aider ou mourir. J’accepte ces trois scénarios», assure-t-il, pince-sans-rire. Ou quand le comique se nourrit du tragique.
Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, les blagues, mèmes (des images détournées) et montages parodiques déferlent sur la Toile et les réseaux sociaux occidentaux, en grande majorité acquis à la cause ukrainienne. A l’origine de ces contenus, des citoyens, des soldats ou encore des institutions officielles, qui se réjouissent des revers essuyés par l’armée de Vladimir Poutine, célèbrent la bravoure de Volodymyr Zelensky ou érigent le lance-missile américain Javelin en symbole de la résistance.
Si le recours à l’humour en temps de guerre n’est pas un phénomène nouveau, l’ampleur et la vitesse de propagation des contenus humoristiques ont de quoi étonner. L’humoriste suisse Thomas Wiesel explique ce phénomène: «J’ai été surpris par la profusion des blagues, par la quantité de mèmes hyper-réactifs, déclinables à l’infini, qui nous parviennent presque instantanément. Nous les comprenons sans avoir besoin d’être des experts en géopolitique. Les tanks russes face aux tracteurs ukrainiens, cette disproportion dans les moyens, ça nous parle, évidemment.»
Des observations confirmées par Steve Oswald, linguiste, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Fribourg et spécialiste des mécanismes de l’humour. «Le médium – les réseaux sociaux – favorise la diffusion de ces pastilles humoristiques, explique-t-il. Mais si elles nous touchent en Occident, c’est parce qu’elles font appel à des références culturelles et des représentations mentales qui nous sont familières. C’est David contre Goliath, le petit, faible, agressé par le grand, puissant. Se moquer de ce déséquilibre le rend saillant et peut être utilisé à des fins argumentatives, idéologiques ou stratégiques par les entités officielles ukrainiennes.»
Et elles ne se privent pas: le compte Twitter officiel de l’Ukraine (2,1 millions d’abonnés) se moque de Vladimir Poutine, celui du ministre de la Défense, Oleksii Reznikov, s’amuse du naufrage du croiseur russe, le Moskva. Et la poste ukrainienne, Ukrposhta, fait un carton avec la vente de ses timbres représentant un soldat ukrainien faisant un doigt d’honneur à ce même vaisseau amiral. Une stratégie de communication extrêmement bien rodée qui n’a pas tardé à conquérir l’opinion publique occidentale, comme le fait remarquer le linguiste fribourgeois: «L’utilisation de Twitter par les instances officielles est à l’image du président Zelensky. Des discours préparés et maîtrisés, mais également une dose de spontanéité, ce qui donne une impression d’authenticité. Quand vous percevez que les auteurs de ces comptes s’amusent, cela peut les rendre plus sympathiques. Une sorte de lien humain se tisse et opère à un autre niveau que celui du contenu du message.»
Mais peut-on vraiment rire de la guerre? Anton Tymoshenko répond par l’affirmative dans son stand-up à l’humour noir ébène, où il évoque les bombardements, les atrocités commises à Boutcha ou encore les viols commis sur des enfants. «J’ai hésité avant de me lancer. J’ai d’abord testé mes blagues sur les réseaux sociaux et j’ai reçu une quantité de messages de soutien. Des personnes qui me disaient: «Merci, ça nous fait du bien de rire.» Je ne vais pas parler de petits papillons virevoltant dans les prés alors que le pays est à feu et à sang. Ce que nous traversons est très dur et, inévitablement, mes blagues le sont aussi», affirme celui qui a monté et diffusé ce spectacle sur YouTube afin de récolter de l’argent en faveur des forces armées ukrainiennes.
«Si l’une des fonctions premières de l’humour est d’apaiser le stress dans les moments de tension, rappelle Marianna Colella, doctorante au sein de Medi@Lab Genève, il permet aussi de faire groupe et de créer un sentiment d’appartenance.» Un collectif qui se range derrière son président et fait bloc, comme le relève Thomas Wiesel: «Zelensky était très impopulaire avant la guerre, mais il est parvenu à cristalliser une résistance autour de lui.»
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Cette «politesse du désespoir» devient alors une réponse des agressés à l’agresseur et endosse un rôle offensif, explique le linguiste Steve Oswald: «Sur le plan verbal, les saillies humoristiques émanant du compte Twitter de l’Ukraine produisent des effets directs sur les représentations mentales du conflit et sur notre façon de l’interpréter.» C’est cette arme redoutable que manie l’humoriste Anton Tymoshenko: «Les Russes pensaient qu’on serait terrifiés. On leur démontre le contraire. On reste debout et on parvient à rire même dans les moments tragiques. Si ça démoralise leurs troupes, tant mieux. L’humour n’unit pas le peuple ukrainien, c’est la situation. Mais il est certain que rire ensemble nous aide à la traverser.»