1. Home
  2. Actu
  3. Richard Malka: «Le blasphème, c’est ce qui nous protège du fanatisme et de l’idolâtrie»
Charlie Hebdo

Richard Malka: «Le blasphème, c’est ce qui nous protège du fanatisme et de l’idolâtrie»

En assurant la défense des parties civiles lors du procès de «Charlie Hebdo» en 2020, en s’engageant aux côtés de la jeune Mila, l’avocat parisien Richard Malka, 53 ans, est devenu un symbole du combat contre les fanatiques. Dans son livre «Le droit d’emmerder Dieu», il souligne l’importance de défendre les acquis de la laïcité. Rencontre à la veille de sa venue au Salon du Livre.

Partager

Conserver

Partager cet article

Richard Malka

Depuis trente ans, l’homme de loi parisien Richard Malka, 53 ans, est l’avocat du journal «Charlie Hebdo». Dans son livre «Le droit d’emmerder Dieu», il revendique le droit au blasphème, inscrit dans la loi française depuis 1881 et qu’il considère comme le principal rempart contre l’intégrisme.

Lea CRESPI / PASCO

Un bureau dans un immeuble ancien, à Paris. Richard Malka, l’avocat de «Charlie Hebdo», y travaille incognito. Aux murs, un poster en triptyque de Roy Lichtenstein et des dessins de presse, dont un original de son pote Charb, assassiné le 7 janvier 2015 avec Cabu, Wolinski et les autres. Sur un buffet noir, une pile d’albums d’«Idiss», le récit de Robert Badinter sur sa grand-mère que Richard Malka a adapté en BD. Installé à son bureau, fumant une cigarette, l’homme de loi n’est pas visible de l’extérieur. Il vit sous protection permanente.

- Publié chez Grasset, votre livre reprend votre plaidoirie lors du procès «Charlie». Vous auriez presque pu l’intituler «Le droit d’emmerder Allah», non?
- Richard Malka: Non. Je parle essentiellement de l’islam, c’est vrai, mais, en réalité, c’est une réflexion générale sur le droit d’emmerder tous les dieux.

- Imaginiez-vous, jeune avocat, que vous auriez un jour à défendre la liberté d’expression contre la barbarie en France?
- Non, bien sûr que non. La vie que j’ai eue était à l’époque totalement inimaginable.

- La religion avait-elle sa place dans votre famille?
- J’ai grandi dans un milieu qui n’était pas pratiquant, mais mes parents, juifs, étaient croyants. On célébrait les fêtes. J’étais entouré de croyants et cela n’a jamais provoqué la moindre révolte en moi.

- Est-ce que vous croyez en Dieu?
- Non, mais je ne réponds cela que depuis quelques années. Auparavant, je me disais agnostique, mais c’était une réponse de facilité. Cela m’évitait aussi de me poser la question à moi-même. En réalité, je ne crois pas en Dieu et je n’y ai jamais cru.

- Comment avez-vous rencontré la bande à «Charlie»?
- Par hasard. J’ai intégré le cabinet de Georges Kiejman en janvier 1992. A l’été suivant, l’équipe qui était précédemment à «La Grosse Bertha» la quitte et décide de créer «Charlie». Il y a immédiatement un contentieux sur l’usage du titre «Charlie Hebdo», qui avait été déposé à l’INPI par une obscure société. Il faut un avocat. Comme je n’avais que six mois d’expérience, ce n’est évidemment pas moi qu’ils viennent voir, mais bien Georges (Kiejman, ndlr). C’est l’été. Je suis le seul présent au cabinet.

- Qui recevez-vous ce jour-là?
- Là, je vois débarquer Cavanna et Wolinski, deux monstres sacrés pour moi. A l’époque, ils étaient déjà des légendes. Je ne comprends pas vraiment de quoi ils me parlent, mais le courant passe et… c’est le début de l’aventure. Très vite, je rencontre aussi mes contemporains Charb, Luz, Riss. On va grandir ensemble.

- C’est votre famille?
- C’est l’une de mes familles, oui.

- Symbole puissant de la République, la laïcité, qui a fait beaucoup parler depuis une décennie, est-elle selon vous en péril?
- Ah oui, clairement! Elle est mise en cause, attaquée, calomniée, discréditée. Il y a un retour du religieux.

- Le Ministère de l’intérieur abrite aujourd’hui le Bureau de la laïcité. Une bonne chose?
- Oui, mais la laïcité est l’affaire de tous les citoyens. Nous sommes tous concernés. Il ne faut pas déléguer sa défense à l’Etat seulement. L’Etat a un rôle protecteur, mais ce doit être le combat de chacun, parce que c’est de nos libertés qu’il est question, en particulier la liberté d’expression. On ne peut pas se défausser en s’en remettant uniquement à l’Etat.

- La laïcité est aussi une spécificité suisse, mais rares sont les pays qui la garantissent…
- Seuls trois pays étaient considérés laïques: la France, la Suisse et la Turquie kémaliste. Mais saviez-vous que même sous Erdogan – il y a eu un sondage récemment – l’idée reste forte? Une partie des Turcs y sont viscéralement attachés. Et quand il a fallu élire, en Syrie, un nouveau maire à Raqqa, l’ancien fief de Daech, c’est une Kurde qui a été élue sur un programme laïque. Ces gens-là n’ont pas oublié ce qu’étaient les guerres de religion. La laïcité est l’unique solution. Elle l’a été en France aussi, sauf que nous, on l’a oublié.

- Défendre la liberté d’expression, c’est défendre la liberté tout court?
- Oui, parce que sans liberté d’expression, les autres libertés périclitent. C’est la mère de toutes les libertés.

- En quoi le droit au blasphème est-il de ce point de vue essentiel?
- Question pertinente. Au moment de la publication des caricatures de Mahomet, nombreux ont été les politiques à dire: «La liberté d’expression, c’est précieux, le blasphème, c’est bien, mais il ne faut pas mettre d’huile sur le feu, il faut faire attention, etc.» A l’époque, on pouvait se dire, de manière un peu instinctive: «Bon, s’il faut abandonner le droit au blasphème pour rester en paix, est-ce que cela ne vaut pas le coup?» On peut le comprendre. Sauf que cela ne se passe pas comme ça. On le sait aujourd’hui. A chaque renoncement, vous nourrissez le crocodile. Si vous renoncez au blasphème, vous le nourrissez un peu plus. Il grossit et devient plus difficile à abattre. Pourquoi le blasphème? Parce que c’est ce qui nous protège du fanatisme, de l’idolâtrie. Il faut pouvoir remettre en cause et rire. Pourquoi le blasphème? Parce que la liberté humaine est plus importante que le respect des dogmes.

Richard Malka

Je suis Charlie: Richard Malka est l’avocat du journal «Charlie Hebdo» depuis 1992. En 2020, il défend Mila, une ado de 16 ans harcelée sur les réseaux sociaux pour avoir critiqué l’islam. Il est également romancier et scénariste de bande dessinée.

BERTRAND GUAY/AFP/Getty Images

- Chacun peut bien croire en ce qu’il veut, dans un Etat laïque, la croyance est secondaire?
- Oui. Moi, je n’oblige personne à blasphémer, que ce soit clair! Ce que je revendique, c’est le droit au blasphème. C’est une nécessité pour pouvoir se moquer des fanatiques. Si l’on renonce à ce droit de rire de l’intégrisme, on avance dans la soumission.

- Chappatte, dessinateur suisse à l’audience internationale, soutient qu’«une caricature doit être responsable». Vous l’approuvez?
- Ah ben non. «Charlie Hebdo» affichait d’ailleurs à sa une le slogan: «Journal irresponsable».

- On en déduit donc qu’on a reculé?
- Oui, beaucoup. Le «New York Times» se passe de caricaturistes. «Le Monde» a écarté Xavier Gorce et ses pingouins. Et l’on sait ce qui est arrivé à «Charlie Hebdo». La caricature est un art en souffrance.

- Selon vous, qui êtes aussi auteur de BD, l’autocensure a-t-elle beaucoup progressé?
- Bien sûr, parce que tout le monde a peur. Des gens perdent des libertés, vivent sous protection et même se font tuer (!), mais c’est un combat.

- Vous-même, Richard Malka, vous en payez le prix. En défendant «Charlie Hebdo», Mila et la crèche Baby Loup, vous êtes devenu un symbole. Vous en acceptez la charge?
- Oui, je l’ai acceptée.

- C’était votre devoir?
- En tout cas, c’est mon destin.

- Quand vous rentrez chez vous le soir, avez-vous le sentiment d’avoir une cible dans le dos?
- Je vis sous protection permanente, c’est vrai, mais, très honnêtement, j’ai la chance d’avoir une nature assez insouciante, je ne pense pas à ça.

- Des politiques de tout bord, de la France insoumise à l’extrême droite, ont tour à tour reculé sur la question du droit au blasphème. Vous leur en voulez?
- Disons que la lâcheté est une valeur assez bien partagée. Je n’en veux pas forcément à ceux de 2007, parce que, encore une fois, je peux comprendre la réaction initiale, même si elle a été toxique. Mais à partir de l’incendie des locaux de «Charlie Hebdo» (2 novembre 2011, ndlr), c’est devenu intellectuellement criminel de rajouter un «mais» après la liberté d’expression.

- Pourquoi le rire est-il à ce point insupportable aux fanatiques?
- Parce que c’est l’arme des démocrates! Le rire est d’une redoutable efficacité. Il est rare de voir des talibans rire. Pour nous, «Charlie», faire des caricatures sur l’islam, le judaïsme ou le christianisme, c’est bienveillant. C’est estimer que tous les croyants, quelle que soit leur foi, peuvent avoir du recul, de la distance, de l’humour! Considérer le contraire, c’est dénier aux musulmans tout sens de l’humour, ce qui revient à les sortir du pacte républicain. On aurait le droit de se moquer de toutes les religions, sauf de l’islam? Cela n’a pas de sens. Une religion, j’insiste, ça se critique! Transformez une religion en identité et, dès ce moment, plus aucune critique n’est possible. Tout devient offense.

- Le débat qui s’ouvre sur la démasculinisation de Dieu ne s’annonce pas simple…
- Cela va effectivement être compliqué pour les féministes et les islamistes de s’accorder sur ce point…

- Savez-vous si Dieu est genré dans la culture juive?
- (Il hésite.) Oui, masculin.

- Et chez les musulmans?
- Il doit l’être aussi… mais je ne m’aventurerai pas sur ce terrain-là.

- Le droit d’emmerder Dieu, que vous revendiquez, peut-il survivre au retour en force de la morale?
- Mon livre a été mis en place à 6000 exemplaires. On en est à plus de 80 000 ventes (mi-février, ndlr)! Il y a en France un attachement viscéral et majoritaire à la laïcité. Cet attachement est trahi par une petite élite. Le «wokisme» ne concerne pas grand monde, mais c’est très bruyant, très militant.

- Cet intérêt pour votre livre vous rassure-t-il?
- Oui, mais avec quand même une vraie inquiétude sur la rupture générationnelle, parce qu’on n’a pas su transmettre ces idéaux, ces valeurs républicaines, aux plus jeunes. On pensait que c’était acquis et ça ne l’est pas. Il y a une incompréhension d’une partie de la jeunesse sur le fait que la laïcité les protège et protège leurs libertés.

- Comment expliquer leur rejet des acquis de la laïcité?
- Il y a eu un déficit d’éducation, tant au niveau de l’école que des parents. Ces jeunes-là ne parlent que de respect. Ils n’ont que ce mot à la bouche. Mais le vivre-ensemble, c’est échanger, se critiquer, débattre. C’est accepter parfois d’être heurté par l’autre. C’est de cette façon qu’on s’enrichit. Sauf que, aujourd’hui, toute offense à une croyance est prise comme quelque chose de très personnel et les procès en sorcellerie se multiplient. Ces jeunes-là sont en train de créer les conditions de leur malheur. Quand ils s’en rendront compte, ce sera trop tard.

- Un mot sur internet, supposé être l’espace suprême de liberté et où la haine est si répandue…
- C’est les deux. Il faut essayer de ne pas diaboliser internet, même si, effectivement, c’est parfois difficile, mais ne soyons pas dans le déni de ce que cela apporte comme libertés, en particulier dans les dictatures. En même temps, sous nos latitudes, c’est aussi un vecteur de haine, une arme contre la démocratie, contre la République, contre la raison.

- A cause du web, des caricatures qui n’étaient pas destinées à tout le monde se sont retrouvées projetées partout autour du globe et vues par des gens qui ne pouvaient les comprendre…
- C’est juste, mais on ne va pas adapter notre liberté d’expression aux critères qataris!

- Sans régulation, cela semble perdu d’avance.
- On est au début de l’adolescence d’internet… Une œuvre de régulation est en cours. Cela va prendre du temps. En attendant, le web peut faire beaucoup de dégâts et même tuer. Sans internet, Samuel Paty serait encore là.

- Avez-vous, vous aussi, le sentiment de vivre un moment critique dans nos sociétés?
- C’est un moment de dislocation, de perte de valeurs et de recherche de quelque chose de transcendant. Les grandes utopies ont disparu.

- Les fanatiques rétorqueront que la seule utopie qui vaille, c’est la leur!
- Oui, mais les utopies, cela peut aussi se terminer au goulag! Cela dit, nous avons une responsabilité, nous qui prônons la raison, la nuance et la complexité, de n’avoir pas su proposer quelque chose de plus grand que soi. La quête de sens est commune à tous. Il manque un grand projet humain. C’est à inventer.

Découvrez le livre de Richard Malka: «Le droit d’emmerder Dieu», Ed. Grasset.

>> Richard Malka participera à deux débats les 18 et 19 mai au Salon du Livre à Genève.

Par Blaise Calame publié le 28 avril 2022 - 08:54