On peut être le roi d’une nation qui compte – il est autorisé à en garder le titre – et se voir contraint de se comporter comme un quidam ordinaire. La preuve, il y a dix jours, «Sa Majesté» Juan Carlos – c’est son titre officiel depuis son abdication au profit de son fils, Felipe VI – devait parrainer une compétition de voile dans son pays, discipline dans laquelle, soit dit en passant, il est devenu champion du monde l’an dernier, à 79 ans – si, si – dans la catégorie Classe 6 classique. Le hic, c’est que la veille, les sites d’information El Español et OK Diario avaient diffusé des extraits audio d’un témoignage, plutôt gênant pour lui, provenant de son ex-maîtresse et repris par tous les médias du pays et d’ailleurs.
Au fil de la conversation enregistrée à son insu, l’aristocrate allemande Corinna zu Sayn-Wittgenstein, dernière maîtresse connue du souverain, de vingt-sept ans sa cadette, affirme que ce dernier l’a utilisée comme femme de paille pour récupérer des fonds importants cachés en Suisse. Il s’agirait selon elle de 80 millions d’euros, provenant de commissions touchées sur des marchés d’Etat, en particulier pour un contrat de construction d’un train rapide en Arabie saoudite. Un pécule que le résident du palais de la Zarzuela aurait en grande partie rapatrié – et blanchi – en 2012, profitant de l’amnistie fiscale décrétée en 2012 par le premier ministre d’alors, Mariano Rajoy.
Autant dire que le jour en question, une nuée inhabituelle de journalistes attendait le roi émérite sur le port pour l’interroger. Hélas pour eux, profitant du fait que les conditions météo risquaient de provoquer le report de l’épreuve, Juan Carlos resta réfugié dans sa voiture parquée à une cinquantaine de mètres de là durant plus d’une heure, avant de filer à l’anglaise dès l’annonce de l’annulation de la course.
Immunité (presque) totale
Cette nouvelle affaire, qui mobilise jusqu’au gouvernement et aux services secrets, ébranle une fois encore la famille royale, déjà fortement ballottée ces dernières années. Il faut dire que celui que la presse appelle désormais «le roi émérite qui démérite» a fait particulièrement fort au cours de la décennie écoulée. De l’affaire Noos, en 2010 – du nom de ce scandale de corruption où son implication a été démontrée et qui a conduit sa fille Cristina à l’exil et son mari, Iñaki Urdangarin, en prison pour six ans – à l’histoire de la chasse illégale à l’éléphant au Botswana, en 2012, en passant par ses nombreuses aventures extraconjugales et ses divers négoces frauduleux, Juan Carlos a en effet passablement terni l’image d’une monarchie plutôt populaire depuis le sacre de Felipe VI.
Et cette fois, l’affaire révélée par la polyglotte allemande, qui a étudié les relations internationales à Genève dans sa jeunesse, est très sérieuse. Au point qu’elle pourrait inciter Felipe à exclure son père de la famille royale ou, à défaut, conduire le Tribunal suprême espagnol à mettre en examen «Sa Majesté». Protégé par l’immunité totale accordée au chef d’Etat, sauf s’il a agi de façon frauduleuse depuis son abdication, Juan Carlos semble cependant à l’abri d’une condamnation, au grand dam des militants du parti d’opposition Podemos, lequel a retiré des mairies qu’il dirige les portraits de Felipe VI et de son père.
Le nid d’amour de Villars
Après la polémique des enfants cachés que la presse people espagnole prête au souverain, voilà donc celle des comptes cachés en Suisse (voir encadré ci-dessus). Un pays que celui à qui une biographie non autorisée attribue pas moins de 5000 maîtresses connaît bien, puisqu’il y a vécu une partie de son enfance, de 1941 à 1946. A Lausanne et à Fribourg, précisément. L’histoire raconte d’ailleurs que c’est dans le chef-lieu du canton de Vaud, à l’âge de 24 ans, qu’il a demandé la main de Sofia de Grèce, sa tolérante épouse depuis cinquante-six ans.
Ces vieux souvenirs l’ont peut-être convaincu de revenir «aux sources» en 2009, avec sa maîtresse au nom imprononçable, laquelle a épousé en 2000 en secondes noces le prince Casimir zu Sayn-Wittgenstein, avec qui elle a eu un garçon, Alexandre, avant de divorcer cinq ans plus tard. Une saga que raconte Ana Romero dans son livre explosif paru en 2015, intitulé La fin du jeu, chronique des faits qui ont entraîné l’abdication de Juan Carlos Ier. La journaliste affirme que Corinna, dont le nom apparaît dans le scandale des Panama Papers, et le roi ont régulièrement partagé un luxueux duplex de 300 m² intégré dans le domaine de Rochegrise, à Villars, qui abrite également le RoyAlp Hôtel & Spa. Un appartement que la princesse allemande a revendu 5 millions d’euros en 2013 à un avocat français établi à Genève, L. M., qui l’a par ailleurs poursuivie – en vain – jusqu’au Tribunal fédéral pour une fraude présumée.
Ana Romero raconte que le nid discret des amants, accessible du garage par un ascenseur privé et dont les finitions sont signées Louis Vuitton et Hermès, a été acheté par Corinna et sa mère, à cause de la législation helvétique qui limite le nombre de mètres carrés qu’un citoyen étranger peut acheter. «Le rez à la maman et l’étage à la fille», détaille l’auteure, notant qu’il ne fallait que dix minutes à Corinna pour rallier l’Aiglon College, l’un des établissements les plus chers du monde (15 000 euros par mois), où son fils était scolarisé et souvent escorté par les hommes de main du roi, notamment lorsqu’il skiait seul dans les Alpes vaudoises. Détail piquant, sur les photos figurant dans le livre, on découvre les cornes de buffle amenées par Juan Carlos installées sur la cheminée du salon.
Les rares résidents du complexe qui avaient connaissance de cette royale présence disent que le roi sortait peu et se montrait très discret. «Entre 2009 et 2013, la police suisse se rendait plusieurs fois par année sur place pour vérifier que les conditions de sécurité soient assurées, rapporte Ana Romero avec force détails. Obligées de protéger le monarque, les forces de sécurité pratiquaient régulièrement des exercices de simulation de sauvetage avec des objets de même poids que lui, au cas où le roi devrait sauter par la fenêtre.»
7000 euros par jour
On apprend également que pendant les absences du couple, l’appartement était loué 7000 euros par jour, un prix abordable pour les membres de la famille royale du Qatar ou l’Aga Khan, amies d’enfance de Juan Carlos. «Avec seulement deux semaines de location, Corinna et sa mère pouvaient assurer les frais annuels d’entretien», note la journaliste, qui raconte que des serveurs, sélectionnés parmi ceux du restaurant étoilé situé dans la résidence, apportaient les repas au duplex. «Le couple mangeait et buvait plus qu’il ne skiait ou sortait», raconte l’un d’eux, précisant que Juan Carlos avait un faible pour la poularde aux truffes blanches. «Il ne quittait que rarement l’appartement, juste pour se rendre au spa privé du rez-de-chaussée, ou à une célèbre clinique de soins esthétiques de la Riviera», ajoute l’employé.
Ses allers et retours entre Madrid et Villars prirent brutalement fin à la suite de la rocambolesque histoire de la célèbre chasse à l’éléphant, en 2012. Dans le même temps, Alexandre a quitté précipitamment le collège vaudois. Depuis, sa mère, ex-membre de l’équipe junior d’Allemagne de patinage artistique, aujourd’hui proche du couple Clinton et de la famille princière de Monaco, a repris sa liberté, alors même que Juan Carlos évoquait il y a peu encore l’idée de divorcer de Sofia pour finir sa vie à ses côtés. Qui sait, c’est peut-être le prochain épisode de ce feuilleton tragicomique…