Le soir du réveillon de Noël, Olga Pozdnyakova, 71 ans, avait pour habitude de dresser une grande table. Elle passait l’après-midi à cuisiner en compagnie de sa fille, Alyona, 44 ans, pour préparer 12 plats, comme le veut la tradition orthodoxe. Des légumes marinés, du saumon, du saucisson maison et même parfois du caviar. Après tout, l’heure était à la fête, même si Olga n’a jamais été riche.
Les amis arrivaient en fin d’après-midi, puis Olga et sa petite-fille, aujourd’hui âgée de 16 ans, enfilaient à la va-vite des vêtements chauds et sortaient dans le jardin pour inviter le dieu du froid à partager le repas de Noël en leur compagnie. Après avoir mangé et échangé quelques cadeaux, la petite troupe entonnait des chansons, puis partait défiler avec une étoile de Bethléem dans les rues de Boutcha, cette petite ville cossue située à une trentaine de kilomètres de Kiev, la capitale ukrainienne.
«La guerre a fissuré nos vies»
Tout ça, c’était avant. Avant que la guerre n’éclate. Avant que les forces russes n’entrent dans la ville le 27 février 2022. Avant que le monde ne découvre avec effroi les massacres, les tortures et les viols perpétrés par les soldats russes dans cette ville martyre devenue un symbole de la violence et de la terreur systématique exercées sur ses habitants. «Notre vie s’est fissurée. Il y a un avant et un après la guerre. Pourquoi sont-ils venus ici?» se désole Olga. Une larme roule sur la joue d’Alyona, installée les bras croisés sur l’accoudoir d’un fauteuil.
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«C’est la première fois de ma vie que j’ai regretté d’avoir eu des enfants. On peut me faire du mal, mais qu’on les touche, eux, me terrifie», dit-elle en posant le regard sur sa fille, Olga. L’air absent, l’adolescente ne cesse de caresser les cheveux du petit Viktor, son neveu de 18 mois, avec lequel elle a pu s’enfuir à Irpin dès le début de l’offensive. «Bombe. C’est le premier mot qu’il a prononcé. Avant même de dire maman. Dès qu’il entend un bruit, il part se cacher», raconte l’adolescente, qui se rêve styliste de mode.
Ce soir, dans le petit salon glacial, 12 plats sont disposés sur la table basse que l’on devine grâce à la faible lueur d’une bougie. L’électricité a été coupée, encore une fois. Les amis ne sont pas venus. Le saucisson a été remplacé par du pâté, le caviar par des cornichons marinés, le vin par du jus de fruits secs. Et puis, il y a un peu de sarrasin, des pommes de terre et des betteraves du jardin. «On a conservé ce qu’on a pu récolter dans le potager, s’excuse la septuagénaire aux cheveux roux. Je ne touche qu’une petite pension de 2400 hryvnias par mois, plus 800 hryvnias (respectivement environ 60 et 20 francs suisses, ndlr) pour le petit», dit-elle en désignant son arrière-petit-fils Victor, qui s’est endormi sur le canapé du salon.
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Avant de nous inviter chez elle, Olga avait tenu à nous montrer ce qu’il restait de son jardin. Les clôtures défoncées par les chars russes, le cabanon et sa petite cave, où elle et sa fille se sont cachées, terrorisées, durant une dizaine de jours avant d’être évacuées. Ses chiens, miraculeusement encore en vie. «On a eu de la chance, ceux de mes voisins ont été fusillés.» Avec le faisceau de sa lampe de poche, elle éclaire les dégâts sur la toiture de la maison et ajoute: «Un sniper russe s’était installé à l’étage. De là, il avait une vue dégagée…»
Alors qu’elle s’était réfugiée dans une petite bourgade de l’oblast de Kiev, les soldats russes se sont installés dans sa maison. Sur son téléphone portable, elle montre l’intérieur de sa maison saccagé; les détritus jonchant le sol, les bouteilles d’alcool et les murs souillés. Un désordre indescriptible qu’elle a découvert lorsqu’elle est rentrée de son exil forcé au mois de mai. «J’avais peur de rester ici, au début. Une voisine m’a emmenée à l’église. J’y ai reçu du soutien psychologique. Depuis, j’y vais tous les dimanches mais j’ai des troubles de la mémoire, je dois noter où je dépose les objets, sinon j’oublie.» Alyona, sa fille, ne dort plus la nuit. Quelques heures dans la journée, c’est tout. «Dès que je ferme les yeux, j’ai des crises de panique en repensant à tout ce qui nous est arrivé.»
Les deux femmes se sentent abandonnées à leur sort. «Le maire n’a rien fait pour nous, reprend la septuagénaire. Il a déguerpi sitôt les Russes arrivés et est revenu une fois la ville libérée pour faire le malin devant les caméras de télévision.» La lumière revient et, avec elle, un peu de chaleur, mais Olga ne décolère pas. Elle s’éclipse et revient avec un document dans les mains. «Une commission est passée pour faire l’état des lieux des dégâts, dit-elle en brandissant le rapport. Et depuis? Plus rien! On n’existe plus pour nos responsables politiques.»
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L’avenir est incertain et le présent, vécu dans la crainte constante d’une nouvelle offensive. «On a peur que les orques (surnom péjoratif donné aux Russes, ndlr) reviennent et effacent Boutcha de la surface de la Terre», redoute l’arrière-grand-mère. Alors elles n’ont pas défait leurs valises depuis leur retour, même si elles n’ont nulle part où aller. Mais c’est décidé, Olga ne quittera plus la maison qu’elle a construite avec son mari, décédé il y a dix-sept ans. «Le principal, c’est d’évacuer les enfants. Je ne veux plus partir. Il nous arrivera ce qu’il nous arrivera. Nous allons nous battre.» Elle conclut, les yeux brillants: «Nous sommes chez nous, ici.»