Gravir le Cervin par son arête nord-est, la moins difficile, dit-on. C’est l’un des vieux rêves de René Prêtre, qu’il envisageait de réaliser dès 2022. Raté. «Ça ressemble à ces grandes résolutions du Nouvel An qui s’éteignent en quelques semaines», se marre le plus célèbre des Jurassiens. Qui a toutefois une circonstance atténuante à faire valoir: son dos. Lequel, explique-t-il, après des heures d’usure au bloc opératoire, est bientôt en lambeaux et devient douloureux même en randonnée.
«Le mal s’étend même dans une jambe. Je redoute une hernie discale et peut-être une opération», grimace le chirurgien du cœur. «Je devrais déclarer cela comme maladie professionnelle», glisse-t-il encore, gouailleur, obligé de remettre son projet à plus tard, voire… à la Saint-Glinglin. Mais il y avait aussi plus urgent en 2022.
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«Après deux ans d’arrêt forcé dû au covid, nous avons pu reprendre nos missions humanitaires. Un retour d’autant plus réjouissant que, durant notre absence, les équipes que nous avons formées ont bien travaillé. Au Mozambique, ils ont opéré plus de 100 enfants cardiaques chaque année alors que, au Cambodge, où un second centre a été ouvert par la Fondation Kantha Bopha, créée par feu Beat Richner, ils ont dépassé les 400 opérations l’an dernier», jubile le président de la Fondation Le Petit Cœur, qui développe cette cardiologie dans les pays défavorisés.
Autant dire que l’année a commencé sur les chapeaux de roues pour l’homme aux 6000 opérations qui, comme tout le monde, a reçu un gros coup sur la tête le 24 février.
«Je n’arrivais déjà pas à imaginer une occupation de l’Ukraine par les chars russes comme celles de Budapest en 1956 ou de Prague en 1968, alors une invasion aussi sanglante que celle-ci, à nos portes, de nos jours, ça dépasse l’entendement. Je suis encore sous le choc, aussi parce que j’ai de bons amis dans les deux camps. J’ai opéré à plusieurs reprises à Moscou, où j’ai rencontré des gens adorables, et j’entretiens des relations étroites et amicales avec mes collègues à Kiev. Avec le chef de la chirurgie cardiaque pédiatrique notamment, qui m’a invité à parler, en virtuel, à leur congrès annuel en septembre dernier. Ils ont tellement apprécié! Je leur ai alors promis de venir leur rendre visite lorsque la situation se sera quelque peu apaisée. Avant tout par solidarité. Mais il faudrait que cette effroyable guerre, dont le peuple russe est aussi victime, s’arrête au plus vite.»
Se rendre disponible et mettre sur pied un tel projet en peu de temps est devenu possible pour René Prêtre depuis qu’il est devenu semi-retraité, en juillet dernier.
«2022 restera comme l’année de l’achèvement de mon œuvre professionnelle, même si je garde encore une activité en opérant des adultes une ou deux fois par semaine au CHUV et des enfants en mission. Une réorientation que j’espère poursuivre quelques années encore, car mon bonheur au travail, c’est au bloc qu’il se trouve. Pour emprunter une image au football, je suis toujours resté joueur de champ et n’ai jamais considéré une conversion comme entraîneur, en bordure de terrain – en clair, dans un bureau. Je dois maintenant trouver un nouvel équilibre entre travail, vie privée et loisirs. Mais aujourd’hui, surtout, je ressens une sorte de soulagement de ne pas avoir trébuché dans la dernière ligne droite. J’ai ainsi pu quitter la chirurgie cardiaque pédiatrique avec le sentiment du travail bien accompli», confie, très ému, celui qui gardera à jamais au fond de son cœur le sourire et les yeux remplis d’amour et de reconnaissance des enfants qu’il a ramenés à la vie, venus le fêter le jour de sa leçon d’adieu, le 24 juin dernier...
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