«Quand le fil de la vie se distend jusqu’à rompre, René Prêtre est là. Avec son aiguille magique et ses doigts de fée, il raccommode tout le bazar, les valves, les ventricules, les oreillettes», s’extasiait joliment un confrère de «La Liberté». Bien des années plus tard, à 65 ans révolus (il les a fêtés le 30 janvier), René Prêtre est toujours là, fidèle au poste, et le restera encore. Mais moins. Beaucoup moins. Mais quarante ans exctement après sa première opération (une hernie inguinale à l’hôpital de Delémont), «l’As de cœur», comme on l’a surnommé, glissera désormais progressivement vers une retraite méritée. Après avoir remis en état de marche, si l’on ose dire, près de 6000 êtres humains, dont la moitié d’enfants.
«Je pars en laissant une joyeuse cour d’école. Des gamins réellement nés après avoir été opérés, qui crient, qui courent. Grâce à mon métier, j’ai rendu des gens heureux. Ce sont mes plus belles satisfactions», se réjouit-il à l’heure de tirer le bilan de sa folle carrière. Officiellement, le chef du Service de chirurgie cardiovasculaire du CHUV passera le témoin à son successeur, le professeur d’origine iranienne Reza Hosseinpour, le 31 juillet. Il dirigera le secteur des enfants. Le secteur adulte sera placé sous la responsabilité du professeur Matthias Kirsch. Mais pratiquement, il fera ses adieux à ses collègues quinze jours auparavant. Ses au revoir devrait-on dire, puisqu’il avoue être courtisé par plusieurs établissements romands.
«Mais d’abord, pour la première fois de ma carrière, je vais m’offrir une pause de six semaines, histoire de réfléchir sereinement à mon futur. Après toutes ces années passées à relever des défis, à jouer les équilibristes, à ferrailler contre l’adversité est venu pour moi le temps de souffler un peu. De me détendre, de me retrouver auprès des miens, que mon travail a souvent éloignés.»
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Les siens. A commencer par le dernier venu, Bastien, son petit garçon de 1 an et demi que lui a offert Sibylle, sa compagne à la ville depuis l’été 2019 et à «la scène» depuis 2014, et de vingt ans sa cadette. Un bébé covid, plaisante le couple, venu au monde le 27 novembre 2020. «Le même jour que feu mon père», se félicite, ému, le futur retraité. A l’heure d’esquisser sa nouvelle vie, le jeune père, dont on connaît la passion pour le sport, se rêve déjà en train d’arpenter les stades de foot et de hockey, son fils à la main. «Ils sont très complices.
A la maison, René s’en occupe beaucoup. Et c’est lui qui l’accompagne aux cours de bébés nageurs», jubile Sibylle, maman d’un premier garçon, Ishan, âgé de 11 ans. Tout à son bonheur, le Suisse de l’année 2009 a d’autres bouts de chou à gâter désormais. Ses petites-filles de 3 ans et 1 an, ses grandes aussi, Camille, leur maman et fille aînée (36 ans), et Tatiana (33 ans). A vrai dire, chez les Prêtre, la famille se décline en mode tribu. D’une fratrie de sept enfants, dont René est le numéro 3, sont nés 18 petits-enfants. «Bastien est le dix-neuvième. Le plus beau de tous a décrété ma mère, qui a eu le bonheur de le serrer dans ses bras peu avant de s’en aller. Un verdict qu’elle avait déjà rendu 18 fois», rigole son fils.
Des projets, René Prêtre en a plein la tête. Des voyages dont il s’est privé, des conférences aux quatre coins du monde, un deuxième livre à écrire peut-être, après le succès fulgurant de son premier ouvrage, «Et au centre bat le cœur», paru en 2016, vendu à près de 40 000 exemplaires. Des virées en montagne aussi, au Cervin, au pied duquel il possède un appartement de vacances et où il se ressource après d’épuisantes semaines. «Monter au sommet de ce mythique caillou a toujours été un rêve. Hélas, à force d’attendre, il s’est peut-être évanoui. J’en ai parlé avec des guides. Il reste un mince espoir selon eux. On verra la forme», juge-t-il, dubitatif.
Pour avoir eu le privilège de suivre l’une de ses interventions pédiatriques, mi-avril – un bébé de 1 semaine atteint d’une malformation congénitale –, nous pouvons attester qu’elle est toujours au rendez-vous. En format XXL même. Sinon, comment expliquer que cet homme, certes hors normes, puisse rester debout cinq heures durant – parfois sept ou plus – presque immobile, sur un espace d’un demi-mètre carré, à couper, coudre, colmater, tamponner et réparer des vaisseaux sanguins épais comme un spaghetti, dans une incision thoracique de la largeur d’un index et sur un cœur de la taille d’un abricot? Le tout, avec la précision d’un sniper et la sérénité d’un moine bouddhiste, se contentant d’une gorgée d’eau de temps à autre, siphonnée au moyen d’une paille qu’un assistant glisse sous son masque.
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L’habitude. Et le fruit d’une vie très rangée estime-t-il. «Au plus, un verre de vin en mangeant le soir d’avant, sept heures de sommeil, un croissant au lever et souvent plus rien jusqu’au soir. Quant à mon activité physique, elle se résume à un peu de marche, de vélo électrique et de natation», ajoute celui sur qui le temps ne semble pas avoir d’emprise. «C’est un peu comme au foot. A force d’enchaîner les matchs, on n’a plus besoin de s’entraîner.» Opérer. Bien plus qu’un job, une passion pour René Prêtre, dont les «chorégraphies» sont connues et reconnues dans le monde entier.
«Travailler avec lui, c’est comme jouer au tennis avec Roger Federer», s’enthousiasme le professeur Dave Hitendu, chirurgien cardiaque au Kinderspital de Zurich, où le Jurassien a pratiqué et occupé de hautes fonctions entre 2002 et 2012, puis de nouveau de 2018 à fin août 2021, en alternance avec le CHUV. «J’ai tout appris à ses côtés. La précision, la perfection, la patience. Contrairement à la plupart, il appréhende les choses à long terme. «Ce que tu fais sur un enfant, il vivra avec pendant huitante ans», nous rappelait-il sans cesse», confie avec respect le praticien indien. «C’est au Kinderspital que j’ai réalisé mes plus belles transplantations. Ma première remonte à trente ans», se souvient le Romand. Le début d’une longue série, plus d’une centaine, évalue-t-il. «Avec à chaque fois la même sensation étrange au moment de se retrouver durant plusieurs minutes face à un trou béant dans le thorax du patient. Une tension, haute, proche de l’angoisse, quand le cœur juste réimplanté est censé repartir, et qui vire à l’émotion, à la fascination même lorsque apparaissent les premiers battements.»
Comme souvent dans les parcours de vie, rien ne destinait l’ex-talentueux meneur de jeu du FC Boncourt en 1re ligue à cette carrière hors norme. «Mes parents me voyaient agriculteur, d’autres éleveur de bovins et les moins clairvoyants footballeur», se marre cet amateur de littérature et de cinéma. Sans réel projet professionnel au moment de décrocher sa maturité scientifique à Porrentruy, c’est un copain qui l’inscrit finalement à la dernière minute à la Faculté de médecine. Dès lors, les choses vont s’accélérer. Diplôme de médecin en 1982 et titre FMH en chirurgie générale en 1988. Encouragé par son mentor, il travaille ensuite deux ans à l’Université de New York, où il s’oriente et se spécialise dans la chirurgie cardiaque, découvrant au passage les semaines de cent heures, entre service des urgences et bloc opératoire.
Après de brefs séjours à Londres et à Paris quelques années plus tard, il revient à Genève, aux HUG, où il obtient le titre de privat-docent, en 1994. «C’est là, en 1991, que j’ai opéré mon premier enfant, se souvient-il. Même si, à cet âge, on ne mesure pas encore tout son potentiel, je sentais que j’avais de la facilité. En même temps, on redoute toujours le risque de commettre l’erreur qui ruine une carrière avant même de l’avoir commencée. Spécialement dans la chirurgie cardiaque, un milieu très compétitif. Mais avec du travail, du talent et un peu de chance, on arrive à franchir ces écueils.»
«Cela ne fait pas un pli: c’est de loin le meilleur et le plus expérimenté d’Europe dans le domaine pédiatrique», affirme catégoriquement Dave Hitendu. Une réputation qui déborde rapidement les frontières de la Suisse, aiguisant l’appétit d’établissements étrangers. En vain. Peu sensible à l’argument pécuniaire – «si j’avais fait ce métier pour l’argent, je n’aurais pas choisi la pédiatrie ni les hôpitaux publics» – René Prêtre préfère se consacrer à des causes plus nobles. A l’aube des années 2000, il opère bénévolement deux jours par mois des enfants pour différentes fondations. Dans les Balkans, en Géorgie, à Monaco. Puis il exerce pour celle qu’il a lui-même fondée en 2006, Le Petit Cœur, dont il est le président.
Quinze jours par an, il œuvre tantôt au Cambodge, tantôt au Mozambique. C’est là, à Maputo, le 9 janvier 2010, qu’il se trouve lorsqu’il remporte le Swiss Award 2009 et que les téléspectateurs le sacrent Suisse de l’année 2009, devant Bertrand Piccard, Didier Cuche, le clown Dimitri ou encore Tina Turner. «Le meilleur souvenir de ma carrière. Le plus hallucinant aussi. La soirée qui a changé le cours de ma vie et propulsé la chirurgie cardiaque pédiatrique sous les feux de la rampe. Déjà que je trouvais incroyable d’avoir été classé parmi les 100 personnalités suisses de l’année 2008 par la «Schweizer Illustrierte», mais là, je tombais des nues! Le fait d’avoir souhaité bon anniversaire à ma maman en direct à l’antenne a sans doute touché le cœur des gens.»
Douze ans plus tard, René Prêtre s’apprête à quitter la grande scène, à sortir de ce long fleuve pas si tranquille qu’est la chirurgie du cœur, comme il l’a écrit sur l’invitation à sa leçon d’adieu, le 24 juin. S’il ne sait pas encore précisément de quoi son avenir sera fait, il sait en revanche ce qu’il ne sera plus. Répondre au téléphone pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre par exemple. «Un grand soulagement. Une situation que je n’ai plus connue depuis des décennies», constate-t-il alors que nous rentrons de Zermatt après une séance photo qu’il a fallu écourter à la suite... d’un appel d’urgence. Une opération qu’il terminera à 1 h 40 le lendemain matin.
«A l’avenir, je réserverai la partie néonatale et pédiatrique de mon activité à mes seules missions. Mieux vaut arrêter assez tôt, avant de décliner. Je ne supporterais pas que les enfants ne bénéficient pas du meilleur chirurgien.» René Prêtre n’assume pas seulement les tâches médicales. Il endosse aussi la part émotionnelle, appelle les parents sitôt l’opération terminée. Les larmes de joie et les vivats que sa réussite déclenche sont ses meilleures récompenses. «Si j’avais bu et mangé tous les cadeaux qu’on m’a offerts, je serais alcoolique et diabétique», ironise-t-il en désignant quelques boîtes de chocolats qui traînent encore dans son bureau. Mais ses échecs, qui se comptent sur les doigts d’une main, sont sources d’effondrement. Trop dur. Trop éprouvant. Trop déchirant pour celui qui, à partir du 1er août, veut plus que jamais être un homme de cœur...
>> Grâce à «L’illustré» assistez à une conférence exceptionnelle avec René Prêtre. L'entrée est gratuite mais les places sont limitées, alors réservez la vôtre sans plus attendre!
Infos pratiques:
Date: Le 18 mai à 19h, suivi d'un apéritif
Lieu: Palais Rumine, Lausanne
Délai d'inscription: Vendredi 13 mai à 12h00.
Conditions de participation: Les participants seront personnellement avertis par courriel. Le recours juridique est exclu.
L’entrée est gratuite mais un don en faveur de la fondation Le Petit Coeur, dont René Prêtre est président, est bienvenu. Il servira aux missions pour les enfants que le chirurgien remplit chaque année bénévolement au Cambodge et au Mozambique.
Iban: CH53 0900 0000 6164 5019 7
Compte: 61-645019-7