La sonnette carillonne dans la coquette villa de Saules (NE) et c’est Didier Cuche derrière la porte. Le grand skieur du passé, à la retraite sportive depuis 2012, a parcouru les quelques kilomètres qui le séparent de la maison de son neveu Rémi pour lui rendre une visite de tonton attentionné.
On se salue, on se connaît depuis toujours. Le père de Rémi, Alain Cuche, lui-même féru de ski alpin, a longtemps épaulé son champion de frère sur le Cirque blanc. «Ça va, Rémi?» dit l’aîné en louchant sur les béquilles rouge vif du jeune sportif. «En gros, oui. Je commence à bouger mieux et je peux poser le pied, mais sans le charger de plus de 10 kilos à cause du ménisque, que je me suis aussi déchiré», répond-il, précis.
Didier compatit avec pudeur. Personne mieux que lui ne peut se rendre compte de ce qu’une telle blessure représente. Lui-même a été gravement touché à 16 ans, à 19 ans, à 22 ans, à 31 ans. La jambe brisée ou le genou en miettes qu’on met des mois à récupérer en solitaire, il connaît. Rémi, lui, a subi ce gigantesque hic lors du deuxième entraînement de la descente de Kitzbühel, mi-janvier, et possède aussi une certaine habitude de ce genre de drame. C’est son troisième genou en cinq ans...
Reprenons. Début janvier, le Neuchâtelois de 23 ans décroche son premier podium en Coupe d’Europe et se donne le droit de débuter sur la Streif, ce sévère juge de paix du ski alpin. «Sur place, avant de m’élancer, je suis allé trouver Didier avec un camarade pour faire un «check» vidéo de la piste avec lui.» Didier Cuche s’en souvient: «Nous avons pris une de mes vidéos et une du Norvégien Kilde pour la partie finale. Nous avons regardé les endroits stratégiques pour que Rémi se positionne bien, pour qu’il arrive en bas sans se faire des frayeurs partout.» C’est d’abord assez réussi: lors du premier entraînement, sur une neige glacée qu’il ne fréquente guère, le néophyte assure plutôt, à quelques secondes du premier. «Je ne suis pas allé à fond sur deux ou trois passages. C’était correct dans l’ensemble.»
«Ça recommence...»
Alors, le 17 janvier, Rémi décide de skier de façon plus engagée, une qualification pour la vraie course est en jeu. Il se lance à corps perdu dans le tourbillon vertigineux. «Or, après une vingtaine de secondes, juste avant le fameux Steilhang, une bosse crée une petite compression. Je m’y suis retrouvé en appui dans un angle pas idéal pour mon ligament croisé. Il s’est créé une surcharge, le genou a lâché. Je me suis arrêté au bord de la piste, sans tomber. Quelque chose n’allait pas, j’avais mal. D’autant que j’avais été obligé d’atterrir sur cette jambe.» Ensuite, c’est l’hélitreuillage, un faux espoir que la blessure ne soit pas si grave et le résultat de l’IRM, sec: déchirure partielle du ligament croisé antérieur gauche, saison terminée. Dans l’aire d’arrivée, Didier encaisse le coup: «J’étais triste et je me suis dit: «Rebelote, ça recommence...»
Rémi est opéré le 5 février par le chirurgien Olivier Siegrist, le même qui s’est occupé de son oncle une vingtaine d’années plus tôt. Depuis, il se rend chez le physio deux fois par semaine, suit une préparation physique. Dès la mi-avril, il vivra la semaine à Macolin. Si tout se passe au mieux, il peut s’imaginer sur les skis en septembre. «Il faut accepter ce qui m’arrive. Si je me mets à ruminer, j’irai encore moins bien. J’ai la chance d’avoir de bons copains dans la région, qui passent me voir. C’est important.» Que peut dire Didier pour soutenir son neveu? Il hausse les épaules: «Tu peux arriver avec des phrases bien finies, du style «Tu l’as fait deux fois, tu peux le faire une troisième», cela ne sert pas à grand-chose.» Quand ce fut son tour, il n’a pourtant pas oublié certains petits mots, dont l’un ou l’autre auxquels il ne s’attendait pas. Le grand patron du ski autrichien de l’époque, Hans Pum, lui avait ainsi écrit pour lui dire à quel point il faisait du bien au ski alpin. Rémi, lui, lâche que rien ne soulage vraiment. Sourire en coin, car il possède un joli sens de l’humour, il préfère miser sur un morceau de chocolat.
De Kilde à Shiffrin
Même s’il glisse que, le jour de l’accident, sa mère était anéantie, on ne perçoit en lui aucune révolte, sinon contre le mauvais sort. Cette saison est pourtant dévastatrice. Nos confrères d’ESH Médias ont décompté le nombre de skieuses et skieurs blessés en 2023-2024 et sont arrivés au chiffre astronomique de 32, dont 23 ont dû mettre un terme à leur saison. Parmi eux, la liste des ténors touchés dans leur chair impressionne. Chez les garçons, citons Aleksander Aamodt Kilde – dont l’horrible photo de mollet lacéré à Wengen ne fut pas à mettre entre toutes les mains –, Marco Schwarz, Mathieu Faivre, Alexis Pinturault, Marco Kohler. Chez les filles, ajoutons Petra Vlhová, Sofia Goggia, Corinne Suter, Wendy Holdener. Et même Mikaela Shiffrin, dont la chute le 26 janvier à la descente de Cortina risque fort de lui faire perdre le général de la Coupe du monde, au profit de Lara Gut-Behrami. Les causes évoquées sont légion. Cela va de l’enchaînement des courses à cause d’épreuves reportées (cinq courses en cinq jours en Italie en décembre, trois courses de vitesse en trois jours à Wengen) à une mauvaise préparation des pistes sur de la neige agressive, jusqu’au temps mal géré et à… l’abus de réseaux sociaux chez certains skieurs.
Didier Cuche reste sceptique devant une telle avalanche: «Il y a pas mal de fausses polémiques. Kilde était malade et avait de la fièvre pendant la semaine; lui-même ne fait de reproches à personne. Si le numéro 60 chute de la même manière que lui, la presse n’écrit certainement pas une ligne. Pinturault tombe parce qu’il fait une erreur de guidage juste avant de décoller, sans fatigue particulière. Schwarz manque un peu d’expérience sur cette piste; là où il chute, il n’est lui non plus pas spécialement fatigué. C’est lui qui décide de son propre chef de courir toutes les courses pour la lutte au classement général, ce n’est pas de la faute du calendrier. Pas mal de blessures sont donc explicables. Cela reste des disciplines de vitesse, avec du risque.» Chaud comme la braise, il cite un descendeur qui s’est plaint des courses à Wengen avant même que cela commence. «Or il ne dispute que deux disciplines. S’il n’est pas content que la FIS fasse tout pour qu’il ait la possibilité de s’exposer et gagner son pain, il devrait changer d’état d’esprit. Finalement, seulement quelques skieuses et skieurs, environ huit en tout, sont concernés par le classement général. Seuls ceux-ci peuvent se permettre d’aborder le sujet.» Il ajoute: «D’un autre côté, ces blessures montrent que rien ne va de soi. Même un crack comme Odermatt est à la merci d’un pépin. Ce que je ne souhaite bien évidemment à personne.» Il rappelle son cas personnel: «Je pratiquais trois disciplines et je n’étais jamais fâché quand une course était annulée pour limiter les risques. Mais je me réjouissais si une course avait à nouveau lieu.»
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Rémi a écouté l’opinion de son oncle et approuvé. Il regarde son genou endolori. Dans son malheur, il a la chance d’appartenir depuis peu au cadre B de Swiss-Ski. «Ce statut me permet d’être plus protégé, avec des frais moins importants. Si cette blessure était arrivée l’an dernier, j’aurais tout arrêté.» Son ennemi principal reste l’appréhension. «C’est dans la tête que ce sera le plus dur. Skier sans penser à la blessure, accepter la prise de risque.» A son deuxième genou brisé, il a peiné: «Si cela tapait sur la piste, j’évitais de mettre du poids sur le ski extérieur.» Didier a connu cela: «Après une blessure, on traverse une phase en mode protection, comme si le frein à main restait croché au premier cran. Il s’agit de se fixer des buts proportionnés à sa condition. Avec le recul, c’est aussi un moment où l’on apprend beaucoup sur soi-même et son entourage.»
Rémi n’a qu’une envie: retrouver les skis. Il s’appelle Cuche et avoir son oncle à ses côtés lui donne de l’espoir. Enfant, il restait à l’école plus longtemps pour voir ses courses sur un ordinateur. Didier Cuche est ravi de ce rôle de transmission: «C’est beau d’avoir été un de ceux qui ont inspiré les jeunes. Je vois aujourd’hui combien Marco Odermatt et les succès de l’équipe de Suisse motivent mes propres enfants. Nous pourrions passer notre temps à regarder les courses à la télévision!»