Quand il a décidé de s’engager à corps perdu dans le sport de haut niveau, Rémi Bonnet a écrit une liste. Conscient de sa valeur, il a noté les grandes épreuves qu’il voulait remporter un jour, à pied ou à skis. Il y avait la Patrouille des glaciers, 53 fabuleux kilomètres de ski-alpinisme parmi les pics valaisans. Le Zegama-Aizkorri, marathon dantesque sur les sentiers escarpés du Pays basque. La Pikes Peak, la «course vers les nuages», et ses 156 virages et 21 kilomètres de montée sur les hauteurs du Colorado, avec arrivée à 4300 m. En apothéose, et pour que tout soit clair pour tout le monde, il voulait aussi être sacré la même année champion du monde dans deux disciplines de ski-alpinisme, la «vertical race» et l’individuelle.
Se montrant tour à tour aérien et féroce, ce sorcier des cimes a atteint tous ces buts au fil du temps, creusant souvent des écarts inouïs. Rien que cette année, il sort de sept courses gagnées sur neuf en ski-alpinisme, dont les deux titres mondiaux, et, baskets aux pieds, vient de triompher en juin dans deux classiques, Neirivue-Moléson et le Marathon du Mont-Blanc. Il vise encore le classement général des Golden Trail Series, qu’il a gagné l’an dernier.
Reconnu, célébré, il lui reste une ligne à tracer sur sa fameuse liste, mais c’est sans doute la plus délicate: Sierre-Zinal. Les 2200 mètres de montée de ce symbole de l’effort montagneux, créé en 1974 par Jean-Claude Pont, se sont toujours refusés à lui.
Séances de vitesse à plat
Le moment est-il venu? En pensant au Weisshorn dans son chalet de Charmey (FR), dont il a descendu les stores pour échapper à la chaleur de juillet, le champion fribourgeois soupire. «Je n’ai jamais réussi une course complète là-bas. Est-ce la pression de courir à la maison? Je pense pourtant posséder toutes les qualités pour la décrocher.»
Cette année, il met tout en œuvre pour que la «course des cinq 4000» lui cède enfin, devant les caméras ébaubies. Avec son coach depuis deux ans, Simon Gosselin, l’allié des pentes a évolué: «Je fais mes séances de vitesse à plat, alors que j’allais toujours en montagne auparavant. Dans les montées raides, je sais que je suis parmi les meilleurs du monde. Or je dois aussi être là quand cela commence à courir vite et qu’intervient une économie de course parfaite.» Le résultat affole les chronos. Mi-juin, sur les 10,6 kilomètres de la course de côte Neirivue-Moléson, il a explosé son record de presque deux minutes, une éternité. Il travaille aussi le mental: «J’arrive à me détacher de la pression, longtemps un problème pour moi. Mon coach est plutôt dans les chiffres et moi dans les sensations. C’est un bon mélange.» Pour Sierre-Zinal, il vient d’accumuler trois semaines intenses, poussant son corps dans ses limites. Il se calmera peu avant l’échéance, laissera la forme monter. Il est prêt.
A l’instant de mordre dans les abrupts crêts valaisans, peut-être Rémi Bonnet aura-t-il une pensée pour le petit garçon gruérien qu’il était. Pour cet enfant «un peu rebelle», avoue-t-il, et qui n’avait aucune envie de se balader avec ses parents, férus d’alpinisme et de parapente. «Je n’aimais pas du tout marcher, aller en montagne. J’étais du genre à m’arrêter au milieu du chemin. Il ne fallait rien me dire, j’avais horreur de cela.»
Aux fines chaussures d’athlétisme d’aujourd’hui, il préfère alors les... grosses bottes de pêcheur. Avec ses copains, il marche dans les rivières alentour, traque la truite dans la Jogne ou le Javro. Pêchant des heures durant, participant aux concours de la société locale, il acquiert des trésors de patience: «Je pense que j’en profite aujourd’hui pendant mes courses. Et puis j’ai changé. Longtemps, j’ai toujours voulu être devant. Si un rival tentait de s’échapper, je courais derrière. J’ai dû apprendre que cela ne marchait pas ainsi, surtout sur les courses de plus de trois heures.»
Brillante démonstration: fin juin, lors du prestigieux Marathon du Mont-Blanc, il gagne en 3 h 35’ après s’être obligé à rester sagement dans un groupe pendant les 15 premiers kilomètres. Puis il jaillit et domine. Le deuxième classé ne se pointe que cinq minutes plus tard.
Avant de se lancer dans la course à pied et le ski-alpinisme, l’actuel chamois fait du football au FC Charmey: gardien, défenseur, attaquant. Les joies de l’endurance l’assaillent un jour qu’il accompagne le père d’un de ses meilleurs copains dans une randonnée à skis. «J’ai tout de suite accroché. C’était cela que je voulais faire.» Dans le massif des Gastlosen, qu’il voit devant sa fenêtre, il trouve une liberté que son apprentissage de constructeur métallique lui interdit. «Cette activité ne me plaisait pas. La course est devenue une échappatoire, et même une sorte d’addiction. Quand je ne performais pas, je jugeais que c’était parce que je n’en faisais pas assez. Alors je chargeais mon programme, d’autant que j’avais commencé la compétition plus tard que les autres.»
A moins de 20 ans, il s’impose environ mille heures d’entraînement par an, près de deux cents de plus qu’aujourd’hui. Il se lève à 5 heures du matin, court une heure avant et après son travail, été comme hiver. Les résultats suivent. Il gagne partout, de la Chine aux Etats-Unis, intègre la très convoitée équipe Red Bull. On commence à le comparer au Federer de la discipline: l’extraterrestre espagnol Kilian Jornet, dont il devient un ami. «J’étais dans la pression. Je ne courais plus pour moi mais pour les autres, pour l’image.»
La sanction finit par tomber, sous la forme d’une fracture de fatigue au péroné, en 2018. Il doit se redéfinir. Annonce même abandonner le ski-alpinisme et ne garder que la course à pied, avant de changer d’avis. Par bonheur, il rencontre son amie, Lise, qui le rejoint à Charmey et l’aide à retrouver une relation saine avec son sport. «Je suis devenu plus mature, je me connais mieux. Aujourd’hui, ce qui me fait me lever, c’est d’abord le plaisir d’aller dehors. Gagner des courses est juste le sucre qui me permet de vivre. Je n’aurais d’ailleurs jamais pensé recevoir autant d’argent avec ce sport-là», lâche-t-il.
En course, quand la souffrance le pique, il se remémore les semaines d’entraînements de spartiate qu’il s’est imposées et il se persuade qu’il s’est préparé plus durement que le coureur à côté de lui, ce qui est certainement exact.
Lynx de la Gruyère
Du lynx, son animal préféré, Rémi Bonnet a adopté la dimension souple et sauvage, insaisissable. Les foules et les honneurs le lassent vite; au journaliste ou au photographe de s’armer de patience s’il désire l’arrêter entre quatre yeux. Les habitants de Charmey le savent, ils ne s’étonnent plus de le voir passer dans leurs rues comme un souffle léger en direction des montagnes; il se confond avec cette campagne gruérienne où il vivra sans doute toute sa vie, lui qui, dans une cité comme Bulle, ne se sent «pas à sa place après un petit moment et doit remonter».
Sérieux sur sa nutrition et sa préparation, il cultive aussi des bonheurs simples, une pizza, un McDo au retour d’une course de ski-alpinisme éprouvante. Ou un coup d’œil sur le paysage quand il arrive en haut d’un des pointus Gastlosen. Et le plaisir, et la solitude, et la montagne. Fou de sa liberté, il est difficile à stopper. Seule son amie y parvient, parfois: «Il est toujours motivé, quelle que soit la météo, sourit-elle. Une année, comme j’aime bricoler, je lui ai demandé de m’aider à bâtir notre poulailler. Je crois que c’est la première et seule fois que je l’ai vu ne pas partir à l’entraînement.»
Puis les envolées de Sierre-Zinal et des autres courses majuscules reviennent le hanter.
La date
Le 11 août de cette année-là, le Neuchâtelois Marc Lauenstein devient le dernier vainqueur suisse de Sierre-Zinal chez les hommes. La 50ᵉ édition a lieu le 12 août, avec les meilleurs du monde. En lice, le Catalan Kilian Jornet (35 ans) s’est imposé neuf fois en 11 participations. Il détient le record, établi en 2019: 2 h 25’3’’ pour les 31 km.