- Un mot pour qualifier la situation de la précarité dans le Jura en ce moment?
- Jean-Noël Maillard: Préoccupante. Prenons l’image d’un tsunami. On est entre deux vagues. Les gens qui étaient dans l’urgence absolue, sans revenu ou avec très peu de réserves, sont venus nous voir quand la première vague a déferlé. On est maintenant dans une phase où la classe moyenne inférieure, en RHT depuis un moment, grignote ce qui lui reste. Ces gens-là ne sont pas visibles actuellement, mais quand la seconde vague va arriver, elle va faire de gros dégâts parmi eux. C’est préoccupant, parce que les signes de cette détresse latente sont aujourd’hui cachés.
- Fin septembre, le gouvernement jurassien indiquait que les demandes d’aide sociale n’avaient que peu augmenté en cours d’année. Comment est-ce possible?
- Les gens, pour l’instant, ne se précipitent pas à l’aide sociale. Les aides octroyées par les associations comme la nôtre ont été importantes. Dans le seul district de Delémont, nous avons distribué 200 000 francs en six mois, soit l’équivalent de l’aide totale fournie en trois ans dans l’ensemble du canton. Caritas Jura a donc donné douze fois plus que d’habitude!
- Cela vous a-t-il posé problème en matière de ressources?
- Non, les moyens étaient là, grâce à la solidarité exceptionnelle qui s’est manifestée à travers la Chaîne du bonheur lors de la première vague. Pas moins de 42 millions de francs ont été récoltés et distribués. Caritas Jura en a bénéficié. Au sein même du canton, les Jurassiens se sont montrés très généreux. Quand nous les avons sollicités en urgence, nos 8000 donateurs ont répondu présent au-delà de nos espérances. Par respect et par reconnaissance, nous les laisserons tranquilles avec le covid pour Noël.
- Huit mille donateurs dans un canton de 75 000 habitants, c’est énorme, non?
- On a un taux de pénétration impressionnant, c’est vrai. Quand on compare aux autres cantons, nous sommes devant, au point que ça nous pose un problème. Quand on envoie un tout-ménage, par exemple, on ne progresse plus vraiment. D’un autre côté, quand Caritas Jura, qui compte 50 collaborateurs et 300 bénévoles, prend la parole, son discours est entendu, y compris par les politiques.
- La Conférence suisse des institutions d’action sociale évoque une hausse possible de 28% de la précarité dans tout le pays d’ici à 2022. Cela correspond-il à vos observations de terrain?
- Oui, ce chiffre me paraît réaliste, notamment à cause de la précarisation de la classe moyenne inférieure, qui s’est jusqu’ici débrouillée. Au-delà de l’horizon 2022, ce qui m’inquiète, c’est le sort de ceux qui étaient déjà à l’aide sociale avant ce printemps et qui y sont restés. Ceux-là, pour les en sortir, ça va être très compliqué, et il va falloir prendre en charge de nouveaux venus. En termes de dépenses, ce sera très important. Il faut s’y préparer et se montrer inventif, notamment en termes de réinsertion professionnelle, parce que le marché ne les reprendra pas facilement.
- Sait-on combien de nouveaux ménages jurassiens sont tombés dans la précarité à cause du covid?
- Difficile à estimer sans une vision d’ensemble. Ce que je sais, c’est que le dispositif que Caritas Jura, la Croix-Rouge et le Secours d’hiver jurassien ont mis en place dans le canton ce printemps, respectivement dans le district de Delémont, en Ajoie et aux Franches-Montagnes, a permis de soutenir environ 1000 personnes. On a aussi réorienté pas mal de monde vers les services sociaux régionaux. Doit-on considérer comme nouveaux pauvres les gens qu’on a aidés avec 1000 francs – et qui se sont peut-être remis à flot grâce à cela? – sous prétexte qu’ils ont eu un moment de fragilité? Je pense qu’on ne saura jamais vraiment combien de personnes se sont précarisées, mais si l’on inclut celles et ceux qui ont vu leur situation se fragiliser à cause d’une baisse de revenu liée aux RHT, leur nombre est à mon sens important.
- Un rapport officiel publié en février 2019, soit un an avant l’arrivée du covid, indiquait qu’un quart de la population jurassienne risquait de glisser dans la pauvreté. Depuis sept ans, cette proportion ne cesse de croître. Un vrai scénario catastrophe, non?
- La situation est préoccupante, je l’ai dit. Il y aura de la casse. Le risque que les pauvres deviennent encore plus pauvres et que des personnes aujourd’hui au seuil de la pauvreté y basculent est important, mais on peut encore tenter certaines choses pour l’empêcher. Voilà pourquoi Caritas demande par exemple le paiement complet des RHT pour les bas revenus. Si l’on n’anticipe rien, ce sera terrible, humainement parlant. Et aussi en termes de coût économique. On nous expliquera alors que la seule option viable consiste à diminuer les parts du gâteau…
- A vous entendre, 2021 se présente bien mal…
- Moi, ce qui m’inquiète le plus, c’est au-delà. Je redoute en particulier qu’en 2023 on ne stigmatise les précarisés du covid parce qu’on aura oublié le coronavirus. Celui qui perdra son boulot dans deux ans parce que son employeur aura ramassé un coup sur la tête en 2020 ne sera pas considéré comme une victime économique du covid. On le regardera avec suspicion plutôt que compassion. Lorsqu’on sollicitera les donateurs pour l’aider, trouver de l’argent sera compliqué. Voilà ce qui me préoccupe. Fondamentalement. Dans cette perspective, j’ai préféré demander à la collectivité ecclésiastique, par exemple, de provisionner quatre cinquièmes de son épargne covid, soit 400 000 francs. J’ai dû expliquer que cet argent n’était pas utile maintenant et qu’il valait mieux le réserver pour les futures victimes du tsunami. Cela n’a pas été facile à accepter pour l’Eglise, qui souhaitait venir en aide à la détresse de l’instant présent, mais, croyez-moi, cette somme sera précieuse demain.
- Quel est le profil des gens que Caritas Jura a soutenus cette année?
- D’abord ceux qui se sont retrouvés du jour au lendemain sans revenu. Des indépendants, des gens qu’on sollicite sur appel, des femmes de ménage soudain empêchées de travailler à cause du covid. Beaucoup sont venus. Ensuite, on a eu des gens confrontés à une diminution durable de revenu et des charges qui restaient identiques. Cela représentait moins de personnes, mais avec de plus gros besoins. Le profil des bénéficiaires a donc évolué. Parmi les 500 personnes que nous avons aidées dans le district de Delémont, la plupart n’avaient jamais été en contact avec Caritas Jura. La situation est plus calme maintenant.
- Peut-on dire que le covid a accéléré la précarisation des Jurassiens?
- Oui. Songez à ceux pénalisés par les RHT et imaginez-vous vivre cinq mois avec 20% de revenu en moins. Les abonnés de L’illustré feront aisément le calcul. Un père de famille qui touche 6000 francs par mois, pour prendre un exemple, se retrouve avec 4800 francs, mais des charges inchangées: caisse maladie, loyer, impôts. Cela fait une sacrée différence. Après avoir épuisé ses rares réserves, puis appelé à la solidarité familiale, ce père désarmé s’est résolu à se tourner vers nous, le moral au plus bas. C’est terrible à vivre.
- Quelles formes a pris l’aide fournie par Caritas Jura?
- Au début, on a surtout donné des bons alimentaires de 200 francs. On le fait encore quand cela est suffisant, mais le gros de notre aide consiste aujourd’hui à prendre en charge les factures. Chez Caritas Jura, on a choisi de payer les factures plutôt que de donner l’argent nécessaire à leur paiement. Certains trouvent parfois cela humiliant, ce que je peux comprendre, mais c’est une garantie.
- Emmaüs Jura a vu la clientèle de son magasin de seconde main augmenter nettement cette année. Les vêtements et l’électroménager ont été particulièrement prisés. Avez-vous fait le même constat chez Caritas Jura?
- Il y a eu plus de monde, oui, même si, dans un premier temps, on a dû fermer, comme Emmaüs. Pour eux, c’était catastrophique, parce que le magasin constitue leur principale source de revenus, avec les dons. Chez Caritas, l’offre est plus diversifiée, mais le marché de la seconde main, c’est important. Quand une personne en RHT voit sa machine à laver caler, impossible d’aller chez Fust pour en acheter une neuve, même payée en quarant-huit mois… Elle se heurte à un refus. Elle doit donc se rabattre sur un appareil d’occasion. Pas le choix. La crise sanitaire a poussé pas mal de gens à s’interroger sur leur mode de consommation. Les gens ont été amenés à expérimenter des choses, sous contrainte ou de manière délibérée. Et beaucoup ont découvert qu’il existe des alternatives. Cette crise n’a pas eu que des effets négatifs.
- Sans l’apport d’associations comme la vôtre, un petit canton comme le Jura est-il, selon vous, capable de répondre seul au défi posé par l’augmentation de la précarité?
- Ce qui est le plus compliqué pour l’Etat – et on l’a vu durant cette crise –, c’est de pouvoir gérer l’urgence, donc de mettre des dispositifs efficaces en place, rapidement. Là, tout à coup, il a fallu s’engager! Pour moi, qui fais ce job depuis longtemps, ça a pris tout son sens. Et l’urgence nous a obligés à nous faire confiance. Certaines décisions ont été prises en quarante-huit heures! Je n’avais jamais vu ça. Ce que je souhaiterais maintenant, c’est qu’on puisse continuer de se faire confiance… sans l’urgence.
Les 5 repères de Jean-Noël Maillard
1. La famille. «Mes parents, Noël et Henriette, dits Nono et Yéyette. Mon père vient de mourir, treize ans après l’accident fatal à ma mère. On était quatre enfants à la maison, à Boncourt (JU). Une famille heureuse. Joyeuse. Un mantra? Faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux.»
2. Mon quartier. «J’habite depuis vingt-six ans à la rue Saint-Martin à Porrentruy, au sein d’un habitat groupé. C’est mon point d’ancrage. J’y ai mes amis. Et puis Saint-Martin, pour l’Ajoulot et le directeur de Caritas Jura que je suis, c’est symbolique!»
3. «Eloge de la faiblesse». «Quand j’ai rencontré Alexandre Jollien, en 2000, il était inconnu. Il m’a bouleversé. Eloge de la faiblesse m’a ouvert les yeux en tant que travailleur social. Un livre fondateur.»
4. «La vie est belle». «J’ai adoré ce film, qui m’a fait passer par tous les états. Ce père qui, pour épargner son fils, lui présente la Shoah comme un jeu. Epoustouflant, comme dirait Benigni.»
5. Le théâtre. «Ma passion. Depuis Je veux plus de crème dans les millefeuilles, premier spectacle du regretté François Silvant vu à Neuchâtel, le théâtre ne m’a jamais quitté. J’adore le spectacle vivant. C’est mon truc.»