«Mon premier métier, c’est livreur. Je dois avoir 7 ou 8 ans. Je livre les pâtés, les entrecôtes, les saucissons, les terrines de mon père, artisan boucher à Villeneuve, au bout du lac Léman. Je fais les livraisons à pied ou à vélo. Puis, dès 14 ans, à vélomoteur. J’adore ça parce que livrer les commandes, c’est entrer dans tous les milieux. Je livre chez la vieille dame qui vit seule avec son chien au troisième étage d’un immeuble sans ascenseur. Chez l’Italien qui travaille aux carrières d’Arvel, au-dessus de Villeneuve. Il y a devant sa porte ses grosses godasses de travail et, dans les couloirs, ça sent l’huile d’olive.
Je livre chez le paysan vigneron que je crois extrêmement pauvre parce qu’il est sale comme un clodo et qu’il remplace le papier-toilette par des coupures de journaux. Mais j’apprends après coup qu’il est, en fait, multimillionnaire parce qu’il a vendu des terres à l’Etat de Vaud pour la construction de l’autoroute. Ne pas trop se fier aux apparences, donc. Je livre chez l’ancienne prostituée qui exhibe sa poitrine fellinienne. Je livre dans les arrière-cuisines des restaurants, dont je découvre les coulisses, les petits métiers, les plaisanteries et les insultes à l’heure du coup de feu. Chez les gens aisés, aussi, dans le quartier des villas et des propriétés au-dessus du lac. Je me souviens des livraisons dans la famille du médecin ou chez le célèbre peintre expressionniste Oskar Kokoschka, qui a vécu à Villeneuve les vingt dernières années de sa vie. Lui, je ne l’ai jamais vu, j’avais toujours affaire à une employée de maison qui ne me donnait jamais rien en guise de pourboire. D’après ce dont je me souviens, les pauvres donnaient plus que les riches. Mais c’est probablement une recomposition de mes souvenirs.
Je sais très bien aujourd’hui qu’il y a aussi des riches généreux et des pauvres très radins. J’étais en tout cas fasciné de pouvoir entrevoir l’intérieur de ces belles propriétés. Même fascination dans les appartements modestes, d’ailleurs. Dans les deux cas, c’était une forme de voyage, une ouverture sur le monde. Le boulot de livreur vous oblige à frapper aux portes, à apprendre à dire bonjour, à regarder les autres dans les yeux et à expliquer les raisons de votre venue. C’est un peu comme le métier de journaliste reporter que je fais depuis plus de trente ans et qui m’a aussi valu d’évoluer dans tous les milieux, là encore.
Je pense d’ailleurs très sérieusement que l’activité de livreur a été ma meilleure formation journalistique. Avec mon envie d’écrire, ce que je fais depuis l’adolescence. Je n’ai d’ailleurs jamais vraiment cessé d’être livreur. J’ai continué durant mes études. Plus à vélomoteur mais en voiture ou en camionnette. J’allais livrer jusqu’à Lausanne, où je me rendais aussi régulièrement dans un lieu incroyable, les abattoirs de Malley, disparus aujourd’hui. En tant que livreur, j’ai même fait quelques infidélités à la boucherie paternelle en allant transporter des bières et des limonades dans les alentours de Lausanne pour une entreprise de Romanel pendant les vacances d’été.
Là, j’ai découvert l’ambiance des chantiers, où on livrait beaucoup de caisses de boissons. Je continue encore aujourd’hui à livrer des commandes pour rendre service à mon frère, qui a repris la boucherie familiale. Livreur, c’est la vraie vie, mais c’est aussi une sorte de fiction: on est un peu comme dans un livre de Pagnol avec une ribambelle de personnages. En tout cas, dans le mot livreur, il y a aussi livre. Maintenant que je me suis mis à en écrire, j’espère pouvoir en livrer le plus possible…»