Il a toujours vécu selon son bon plaisir et dans une liberté absolue, en se moquant éperdument du poids des traditions et des usages. Nommé prince héritier à 20 ans, éternel ado incorrigible et désinvolte, abonné permanent des frasques et des scandales, Maha Vajiralongkorn, 66 ans, a été couronné, samedi 4 mai à Bangkok, roi de Thaïlande sous le nom de Rama X. Une cérémonie somptueuse qui s’est prolongée pendant trois jours de festivités, pour un coût de 30 millions de dollars. Rama X a succédé à son père, Bhumibol Adulyadej, monarque sage et déjà légendaire, qui avait passé toute son enfance à Lausanne et avait régné ensuite pendant plus de septante ans, de 1950 jusqu’à son décès le 13 octobre 2016, à 88 ans, sur ce royaume de Siam que l’on appelle aussi, pour sa gentillesse et sa douceur de vivre, le pays du sourire.
Rebelle
Rebelle depuis toujours, imprévisible et inconstant, Rama X s’est-il enfin coulé, à la surprise générale, dans son nouveau rôle de monarque, leader et protecteur de ses 70 millions de sujets? Très maître de soi, très digne, il a en tout cas négocié parfaitement ce qui pourrait bien devenir le moment fondateur de son règne.
Mercredi 1er mai, il a d’abord épousé Suthida Tidjai, 40 ans, sa compagne depuis plusieurs années, une ancienne hôtesse de l’air qu’il avait nommée, il y a trois ans, cheffe de sa garde personnelle. Une manière de régulariser les choses, comme l’on disait autrefois, et de s’inscrire surtout dans la tradition thaïlandaise: lors de la cérémonie, sa fiancée a rampé à ses pieds, soumise, dans sa robe de soie rose, avant qu’il ne la relève pour l’inviter à s’asseoir à ses côtés.
Rama X a ensuite accompli samedi, lors de son couronnement, tous les rituels nécessaires et tenu un discours aussi consensuel que possible en promettant d’œuvrer «au bien-être du peuple avec pour objectif premier la prospérité, la sécurité nationale, la paix et le bonheur».
Lutte de clans
Comment l’ancien héritier récalcitrant s’est-il métamorphosé en monarque solennel et bienveillant? L’ancien bad boy a-t-il vraiment rompu avec son passé sulfureux? Quand son père décède en 2016, après une longue maladie qui avait exacerbé les luttes de clans et provoqué finalement une sorte de vide (ou de trop-plein) du pouvoir, le prince héritier traînait depuis des années, si ce n’est depuis toujours, une réputation sulfureuse.
On le dit hautain, indifférent, arrogant, méprisant. On parle de soirées sexe et de plaisirs de toutes sortes. On fait la liste de ses maîtresses, sans cesse recomposée et étoffée. On lui reproche sa froideur et son manque d’empathie – il ne sacrifie guère, par exemple, au rituel de la visite aux victimes de catastrophes (inondations, incendies, tsunami), contrairement à sa sœur Sirindhorn, une spécialiste du genre. Le peuple ne l’aime pas, dit-on. Le peuple, ajoute-t-on, réclame un roi compatissant.
Homme incontôlable
L’héritier du trône est, en fait, un homme incontrôlable qui a choisi depuis toujours de vivre sa vie. Après des études en Angleterre puis en Australie, après être devenu pilote militaire (hélicoptères, avions) et avoir consacré aussi une année à la méditation dans un temple bouddhiste, en 1969, il mène une vie indépendante et agitée, se marie trois fois et divorce trois fois, après avoir fait sept enfants (cinq fils et deux filles). Depuis plusieurs années, il partage son temps entre la Thaïlande et l’Allemagne, plus particulièrement la Bavière, où il a acheté plusieurs maisons, notamment à Tutzing, près du lac de Starnberg, dans les environs de Munich, pour 14 millions d’euros.
Le prince a-t-il trouvé en Allemagne cette liberté et cette fraîcheur qu’il n’a jamais pu savourer derrière les murs opaques et étouffants du palais royal à Bangkok? Eprouve-t-il alors le sentiment d’une autre vie qui aurait pu être la sienne, plus simple, plus décontractée, plus joyeuse? Les opposants de cet héritier atypique ne vont cesser de répéter en boucle, l’indignation aux lèvres, deux épisodes un peu scabreux qui se sont produits là-bas, pendant ces années-là.
L’anniversaire d’un caniche
En 2007, le futur Rama X s’amuse à célébrer l’anniversaire de son caniche Fufu, décédé depuis lors, qu’il avait nommé maréchal. Son épouse est en string, seins nus, elle allume les bougies du gâteau avant d’en découper les parts. Et puis, en 2016, le magazine allemand Bild publie des photos de l’héritier du trône sur le tarmac de l’aéroport de Munich. Il porte un débardeur ouvert qui laisse apparaître ses tatouages (provisoires), porte un jeans taille basse qui lui tombe sur les fesses, traîne les pieds dans des claquettes informes... Il a aussi dans les bras son petit caniche chéri. A ses côtés, sa compagne, devenue son épouse et la reine de Thaïlande, est aussi en tenue très décontractée. Et face à eux, venus pour rendre hommage, des officiels thaïlandais en grand uniforme et tirés à quatre épingles, visage sévère, posture parfaite!
Un look destroy, mais une intelligence politique et une habileté impressionnantes! Bête noire d’une partie du palais qui ne rêvait que de l’écarter au profit de sa sœur Sirindhorn, plus manipulable, plus conforme, le prince héritier s’est appuyé à la mort de son père, le 13 octobre 2016, sur sa légitimité historique. Il a demandé d’abord du temps pour faire son deuil et dire s’il allait accepter (ou non) de monter sur le trône; puis après avoir dit oui deux mois plus tard, le 1er décembre 2016, il a demandé un temps supplémentaire pour organiser son couronnement.
Contexte tendu
Il faut dire que la Thaïlande, paradis de la douceur pour les touristes, baigne dans un contexte politique très tendu, déchirée depuis une quinzaine d’années par un conflit inexpiable entre le parti de l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, leader de la gauche et milliardaire (propriétaire du club de foot Manchester City), renversé par l’armée et forcé à l’exil, en 2006, et les partis royalistes et conservateurs. Manifestations, révoltes, répression meurtrière… Soupçonné il y a vingt ans d’une certaine sympathie pour Thaksin, Rama X a pris ses distances depuis lors.
Comment considère-t-il le régime mis en place par l’armée après son coup d’Etat en 2014? Le nouveau roi, pour l’instant, a surtout entrepris de renforcer son pouvoir. Il y a deux ans, il a contraint les militaires à amender leur projet de Constitution, qui aurait amoindri ses prérogatives.
Il a aussi repris le contrôle du Bureau des avoirs de la couronne, dont les actifs sont estimés à 40 milliards de dollars. Il peut aussi compter sur le fameux article 112 du Code pénal, connu sous le nom de loi sur le crime de lèse-majesté, qui punit de 3 à 15 ans de prison toute personne qui «diffame, insulte ou menace le roi», c’est-à-dire toute personne qui exprime une critique qui déplaît. Rama X ne sera pas un roi potiche!
L'éditorial: le roi qui ne voulait pas être roi
Par Robert Habel
Il était né pour régner mais il avait un tempérament très particulier, un petit grain de folie et un goût de la liberté qui n’étaient pas forcément faits pour le trône. Son père, le roi Bhumibol Adulyadej, monarque sage et légendaire, vénéré comme un saint déjà de son vivant, lui avait offert pour ses 20 ans un cadeau empoisonné auquel il avait compris tout de suite qu’il ne pourrait pas échapper: sa succession, son titre. Enfant rebelle, bad boy, quasi-exilé volontaire en Allemagne, il avait multiplié pendant des années les provocations et les scandales tout en sachant sans doute depuis toujours, intérieurement, qu’il se résignerait finalement à rentrer dans le rang et à faire son devoir.
En devenant roi de Thaïlande, le 1er décembre 2016, puis en assumant la somptueuse cérémonie de son couronnement, samedi 4 mai dernier, Rama X a accompli, à 66 ans, la dernière phase de son étrange destin. Il règne désormais sur son peuple de 70 millions de sujets, assumant une histoire complexe, un mode de vie, une tradition, une culture, mais aussi des envies de renouveau et surtout de développement économique.
Les Suisses adorent la Thaïlande, qui est devenue quasiment leur première destination de vacances, parce qu’ils adorent le soleil, la légèreté, les plages, la gentillesse, l’insouciance, les apéros interminables, la cuisine sophistiquée et savoureuse, les terrasses improvisées et accueillantes, les bars. Ce qu’ils ressentent en Thaïlande, c’est un sentiment de liberté et de douceur, une sorte de lâcher-prise qu’ils n’éprouvent plus forcément chez eux. Rama X a de l’épaisseur, il est imprévisible, surprenant. Il a aussi ce charme étrange, protéiforme, insaisissable et fluctuant qui fait toute la séduction de son pays.