Philippe Quiblier fait défiler les chiffres devant son ordinateur dans son petit bureau du Lieu, d’où il se charge depuis vingt ans des pompes funèbres des trois communes de la vallée de Joux. Incrédule, il cite à haute voix les rudes statistiques qui font sans doute de cette région vaudoise la plus touchée de Romandie: «Ici, notre premier décès a eu lieu le 5 mars. Et ensuite: 5, 18, 22, 23. Oui, 23 décès en deux semaines et demie. Je n’avais jamais vécu quelque chose de pareil.»
Avec son air jovial malgré sa fonction, tout le monde à la Vallée connaît Philippe Quiblier, qu’on surnomme affectueusement «Qui-qui le croqu’». «Ce métier, je le pratique en étant le plus proche possible des familles. Du premier contact à la mise en terre ou à l’incinération, j’assume tout, j’essaie de répondre à toutes les demandes. Je parle même aux défunts, je me sens bien dans une morgue», lâche-t-il.
Là, pendant un mois de cauchemar, «il a fallu expliquer toutes les restrictions, les cinq personnes au maximum en comptant le pasteur et l’organiste. Les gants, les masques, l’interdiction d’embrassades. Les mouchoirs obligatoirement en papier et à ramasser. Notre métier est déjà dur, parce qu’on enlève quelqu’un à sa famille, mais là, ce fut horrible.»
Malgré l’avalanche de décès, il a mis un point d’honneur à faire durer les cérémonies au moins une demi-heure. «Cela dit, sans les proches, rien n’est pareil. La famille ne peut pas faire son deuil complet.» Il lui est arrivé de devoir utiliser la vidéo, «et je ne suis pas très doué…», pour parler avec une veuve atteinte de la maladie. «Il y avait tellement de décès qu’on a presque été robotisé, mais j’ai toujours tenté de garder une dimension humaine, aussi parce que je connais bien les familles d’ici.» On lui a souvent demandé s’il allait bien. «Je me suis accroché, j’ai été bien soutenu par les trois syndics. J’ai eu un rôle plus important que d’habitude, celui de rassurer les familles.»
Rien n’est terminé: plusieurs d’entre elles attendent encore de vraies cérémonies, à l’église ou ailleurs, «mais seulement quand on pourra de nouveau se serrer la pogne»…
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