«Nous aussi, nous devons être durables»
Avec sa double casquette de vigneron et de fruiticulteur, Clément Gay est particulièrement concerné par l’enjeu de la votation. Ecolo convaincu, il dit pourtant non à des initiatives qui apportent selon lui plus de problèmes que de solutions.
- Après une heure de discussion, on a l’impression que vous êtes favorable aux objectifs que poursuivent les deux initiatives phytosanitaires mais contre leur légitimité…
- Clément Gay: C’est un peu ça, en effet. Vous savez, on ne traite pas nos ceps et nos arbres avec des pesticides de synthèse de gaieté de cœur. Je dis «nous», parce que je sais que la grande majorité de mes collègues se soucient autant que moi de la qualité de leurs terres, de leurs produits, de l’air que nous respirons et de l’eau que nous buvons. Nous n’avons pas attendu ces initiatives pour limiter au maximum l’utilisation de ces produits. Pour notre génération, c’est même un souci permanent.
- Alors pourquoi ne pas y adhérer carrément?
- Parce que, après mûre réflexion, je pense que ces initiatives créent plus de problèmes qu’elles ne peuvent en résoudre. D’autre part, elles laissent trop de questions en suspens, voire sans véritable réponse ou sans réponse satisfaisante.
- Comme quoi, par exemple?
- Il y en a pas mal... Aussi bien sanitaires qu’économiques. Mais j’aimerais préciser ce que j’entends par «souci permanent», si vous êtes d’accord.
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- Allez-y…
- Depuis une dizaine d’années, la tendance vers le bio et le plus naturel possible s’est accélérée. Sur le terrain et dans les têtes, surtout. Quand je pense à mon grand-oncle, vigneron lui aussi à l’époque, je ne fais clairement plus le même métier. Partout où les vignes sont mécanisables, je laisse pousser l’herbe. L’effeuillage et l’arrosage relèvent de réflexions techniques et scientifiques afin de protéger au mieux la plante, de dispenser l’eau au bon moment et sans excès. Alors que naguère, tout le monde traitait contre le ver de la grappe, aujourd’hui, ce sont les diffuseurs qui font ce travail par confusion sexuelle. Les traitements contre la pourriture sont eux aussi devenus rarissimes alors qu’ils étaient systématiques il y a encore dix ou quinze ans. Et puis, l’époque où les gens du secteur faisaient des mélanges au pif, comme on dit, est révolue. Maintenant, quand ils sont nécessaires, les produits de synthèse sont utilisés au gramme ou au millilitre près. Enfin, que ce soit à la vigne ou au verger, nous pouvons anticiper les maladies et les infections grâce aux modélisations. Toutes ces pratiques sont devenues courantes.
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- Revenons aux problèmes sanitaires que les initiatives ignoreraient, à votre avis…
- Les sels de cuivre et de soufre, des fongicides que nous utilisons pour protéger les plantes et qui sont homologués pour le bio, sont en réalité des composés synthétiques. On essaie de les remplacer par des produits plus naturels à base d’argile sulfurée ou de bicarbonate de potassium, mais ces méthodes se trouvent encore en phase de test et ne représentent pas pour l’instant des solutions de remplacement. Si l’initiative passe, les traitements au cuivre et au soufre seront-ils encore autorisés à terme? Quid des traitements au savon insecticide contre le scarabée japonais, qui envahit peu à peu les vignes du Tessin et atteindra bientôt nos cultures? Et puis, n’oubliez pas que plus de bio et de naturel demande plus de traitements, donc plus de machines et de déplacements avec des véhicules.
- L’entrée en force des initiatives ne se fera pas avant dix ans, ça laisse le temps de se retourner, non?
- Dix ans, ce n’est pas grand-chose dans notre domaine. Entre la plantation et les premières récoltes s’écoulent déjà trois ou quatre ans. Arrive une infection inconnue, passe encore le temps nécessaire à la découvrir, à l’étudier et à trouver un antidote. Les choses ne sont pas aussi simples que certains le pensent.
- Il y a un peu plus d’une année, une étude a démontré que l’eau potable de Charrat était l’une des moins propres de Suisse, qu’elle contenait notamment du chlorothalonil. En tant que citoyen de cette commune, n’avez-vous pas mauvaise conscience de répandre encore des pesticides de synthèse?
- Je n’utilise pas de produits contenant cette molécule, que je ne connais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est que l’eau de nos rivières et de nos lacs contient énormément de substances chimiques qui ne proviennent pas de l’agriculture. Quant à l’eau potable, il se trouve que depuis la fusion avec Martigny, elle ne provient plus de la nappe mais des sources alpestres. S’agissant des produits de synthèse, quand ils sont bien utilisés, sans perte, j’ai au contraire le sentiment d’apporter quelque chose et de faire honneur à ma profession.
- Ces deux initiatives sont clairement les dossiers chauds du moment. On a l’impression qu’un large fossé s’est creusé entre population urbaine et rurale…- Il y a de cela, effectivement. Il y a trente ou quarante ans, même les citadins avaient un bout de jardin ou un ou deux arbres fruitiers. Ils étaient plus au fait de la réalité agricole. Pour combler un peu ce clivage, les gens devraient s’immerger un jour ou deux dans nos domaines. Je suis convaincu que ces échanges contribueraient à réconcilier nos points de vue, aideraient à mieux comprendre les attentes et les besoins des uns et des autres. Mes portes sont grandes ouvertes, en tout cas.
- Un mot sur les problèmes économiques que les initiatives induiraient, auxquels vous faisiez allusion…
- Les arguments sont connus. Plus de bio égale moins de rendement, donc plus d’importations et moins de revenus pour les producteurs. Comment se feront les contrôles sur les produits importés? Quelles règles seront fixées pour les importateurs? Serons-nous traités sur un pied d’égalité? Voyez-vous, il n’y a pas que nos méthodes de production qui doivent être durables. Nous aussi, nous devons l’être et assurer l’approvisionnement du pays. Aujourd’hui, nous bénéficions certes des paiements directs, mais nous avons un cahier des charges à respecter en contrepartie. Personnellement, la production viticole que je transforme, je la fais en bio. Je n’ai pas de récompense financière pour cela. Quid des accompagnements, des soutiens en cas de transition dans les dix ans? On n’en sait rien. Tout cela est beaucoup trop flou, incertain…
«Cessons d’empoisonner nos clients!»
L’ancien professeur d’œnologie à Changins estime que le seul avenir possible de la vitiviniculture suisse, c’est la nature à 100%. Didier Joris explique pourquoi il est possible de se passer des produits de synthèse.
- Dans quel état d’esprit le vigneron biologique que vous êtes appréhende ces deux initiatives dites «phytos»?
- Didier Joris: La première chose que je dis, c’est pourquoi s’attaquer une nouvelle fois à l’agriculture? Les plus grands pollueurs de la planète, c’est l’industrie. Je pense à Joël Rossier, l’ancien chef de l’environnement du Valais, un brillant personnage, qui s’est fait virer parce qu’il a dit les choses que personne ne voulait entendre sur les pollutions industrielles. Pour les paysans qui font du colza ou de la betterave, ce sera très difficile si ces initiatives passent. En revanche, je dis que le monde viticole n’est pas le monde agricole. Et là, ces initiatives ont le mérite de faire bouger les choses.
- Donc si on vous comprend bien, pour la viticulture, vous êtes pour ces initiatives?
- Oui. Les pesticides, ces cocktails de molécules de synthèse, c’est le grand problème. Dans le Bordelais, ils avaient fait une étude il y a une dizaine d’années: les gamins avaient des résidus de 10 à 20 substances dans les cheveux. Où va le monde? Est-ce qu’on veut continuer comme ça? Ce n’est pas un produit de première nécessité, le vin. C’est du luxe. Alors il faut arrêter de foutre des molécules de m… dans nos vins et empoisonner nos clients. Comment pouvons-nous avoir du plaisir à boire un vin en sachant qu’on s’envoie 15 résidus chimiques dans le corps?
- Votre prise de conscience est apparue comment?
- Ce sol nu à cause de la chimie, grillé par le soleil, c’était une aberration. Au fil des années, on diminuait les traitements. Je me suis dit qu’il fallait revenir à la nature et que je laisse travailler les sols. Notre sol, c’est un être vivant. Dans un sol sain, il y a autant d’organismes vivants dans une cuillère à café de terre que d’humains sur la planète. Comment faire des vins vivants sur un sol mort? Le terroir sur du désert, c’est un non-sens. Il est regrettable que les écoles n’encouragent pas les jeunes à se poser ce genre de questions.
- Mais passer au bio, comme vous l’avez fait progressivement, cela implique moins de rendement et plus de travail, non?
- Moins de rendement, oui, et 30% de travail en plus dans la vigne. Mais c’est le prix à payer pour faire des vins vivants de qualité, qui sont tous achetés dans un contexte pourtant où les stocks s’accumulent. Et puis c’est beaucoup moins de travail pour vinifier, ce qui compense en partie le surplus de travail dans la vigne. Mais bien sûr, les quatre ou cinq premières années, c’est difficile. Les plantes pionnières doivent être désherbées. Il faut savoir encore que la vigne est une plante qui a un système immunitaire qui a de la peine à se réveiller au printemps. Surtout dans le genre de conditions de cette année avec des températures extrêmes. On travaille donc avec des substances naturelles, comme des algues, pour stimuler ce système immunitaire.
- Quels sont vos principes de vinification?
- Elle doit se limiter à sa plus simple expression. Et ce n’est possible qu’avec du raisin naturel. Quand on traite contre les champignons, le premier champignon qu’on flingue, c’est la levure. En bio, la fermentation est spontanée, plus besoin de levure ajoutée, par exemple. Et pourquoi éliminer la lie, qui gère la fermentation? Et puis la filtration, plus on filtre, plus on dépouille le vin, plus on détruit sa structure protéique, sa stabilité physique. Parce que c’est quoi le vin, au fond? C’est très simple: c’est du jus de raisin qui va fermenter grâce aux levures naturelles qui se trouvent sur la pellicule. On peut avoir une deuxième fermentation si on veut, la transformation de l’acide malique en acide lactique. Ensuite, c’est simple: si on laisse aller, on aura du vinaigre dans la bouteille. Le travail du vigneron, c’est de bloquer cette fermentation avant que ça tourne au vinaigre. Ce qui est génial à cet égard avec le bio, c’est qu’on a plus d’acidité et donc plus de conservation naturelle.
- Il reste beaucoup de choses à découvrir dans le bio?
- C’est un monde infini. Malheureusement, les stations fédérales n’en font pas encore assez pour nous aider. Nous devons découvrir de nouvelles méthodes nous-mêmes. Il faudrait par exemple trouver des moyens pour remplacer le cuivre et le soufre. L’année passée, je me suis passé du soufre en utilisant l’huile de fenouil contre l’oïdium. Cela me permet d’avoir des vins avec une moindre teneur en soufre. Notez que les firmes industrielles commencent sérieusement à proposer des produits biologiques. La révolution est en marche même chez eux.
- Cette révolution produit des vins différents, qui ne plaisent pas à tout le monde. Vous devez convaincre la clientèle de s’adapter à ces nouveaux goûts?
- Les plus de 50 ans, habitués aux saveurs classiques, ont bien sûr de la peine à s’y retrouver, du moins au début. Mais mon Divico, par exemple, les jeunes adorent ça. Il ne m’en reste qu’une bouteille, je vous le ferai goûter tout à l’heure. C’est une question de pédagogie, de remise en question de ses habitudes.
- Et quelle est votre politique de prix?
- Moi, je vends du vin, pas des rabais. Je vends mon vin au prix de la qualité du millésime. Et ça marche.
- La viticulture bio, c’est de la science?
- Non. C’est d’abord une bonne pratique viticole, un bon respect de la vigne. La science nous a permis de mieux comprendre l’ensemble des processus.
- Donc, un oui franc aux deux initiatives?
- Pour la viticulture, absolument. Malheureusement, pour l’agriculture, ce serait un grand choc si elles passaient. Cela dit, on a raté l’occasion de mener un débat constructif sur le problème. Ces votations vont faire bouger les choses.