La visite en début d’année de ce quatre-pièces de 105 m2 dans un ancien petit immeuble au centre-ville de Lausanne n’avait pas particulièrement enthousiasmé Bertrand*. Et ce n’est pas le loyer massue de 2900 francs qui pouvait compenser sa tiédeur. Mais dans le contexte de pénurie de logements dans toute l’agglomération lausannoise, ce fonctionnaire à l’Etat de Vaud, séparé de la mère de leurs trois enfants, a fait le forcing, avec succès, et signé le bail sans se douter qu’il signait en même temps un pacte de sang avec des milliers de vampires microscopiques. Récit d’une descente aux enfers et des ravages d’un fléau domestique qui confine à la psychose en Suisse et chez nos voisins. Constat aussi de l’inertie de la gérance concernée, comme une démonstration supplémentaire que, trop souvent, les locataires sont moins des clients que des cochons de payants.
«Durant cette visite, j'ai été intrigué par trois choses, se souvient Bertrand. Les travailleurs étrangers qui vivaient là en colocation n’avaient jamais utilisé la cuisine, récemment rénovée. Et puis le mobilier était spartiate: des matelas par terre et c’était à peu près tout. Le plus étrange, c’étaient les prises électriques: elles étaient toutes recouvertes de ruban adhésif. Mais bon, cet hiver, je tenais surtout à offrir un espace de vie plus spacieux à mes enfants, dont j’ai la garde une semaine sur deux.»
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Dès la première semaine dans le nouveau domicile paternel, début avril, la fille de Bertrand souffre de démangeaisons et d’éruptions cutanées aux bras à son réveil. Mais ces premiers signes du fléau en train de se réveiller sont trop bénins pour – comme il le dit lui-même – «mettre la puce à l’oreille» de Bertrand. On entre dans l’été, les escarmouches perdurent. On les attribue alors à d’invisibles et silencieux moustiques, jusqu’à ce qu’une visite chez la pédiatre aboutisse à l’hypothèse qu’on préférait refouler: seraient-ce des punaises de lit? «Surveillez les literies et les matelas. Si vous voyez de petites taches sombres, c’est très probablement des punaises», avertit la doctoresse. Comme si elles s’étaient senties démasquées, les bestioles passent à l’attaque dans la foulée. Le 5 août, c’est la curée. L’épiderme de sa fille et d’un de ses deux fils est ravagé. C’est pire encore quelques jours plus tard pour la sœur de Bertrand, venue dormir une nuit avant de partir en vacances. «Son drap était littéralement imprégné de sang», se souvient Bertrand, encore choqué. La gérance est avertie mais ne s’émeut guère.
Le 14 août, le maître-chien arrive enfin. Car tous les spécialistes de ce fléau sont débordés par les demandes. Le chien renifleur confirme ce qui est devenu une évidence visible. L’entreprise de désinfection peut faire son travail, moyennant bien sûr un chamboulement total de l’appartement. Des insecticides sont pulvérisés et de la terre de diatomée abondamment répandue sur les parquets. Sera-ce suffisant? «Un ami chimiste m’a assuré qu’il n’y a qu’une seule manière de les éradiquer: traiter massivement les volumes contaminés au DDT. Sinon il y en a toujours suffisamment qui survivent pour que la population se reconstitue. Sans compter que ces créatures peuvent rester planquées une année ou deux sans manger, à attendre des jours meilleurs», se désole Bertrand.
Une fois que leur explosion démographique est lancée, rien n’arrête plus ces hétéroptères qui se cachent dans les moindres recoins, contraignant ainsi les humains à une vigilance de tous les instants. Bertrand a pu le vérifier jusqu’à hauteur d’oreilles: «Comme cet appartement, autre tare, est très mal insonorisé, j’ai pris l’habitude de m’endormir avec mon casque audio à réduction de bruit. Mais j’ai remarqué un matin que les garnitures du casque étaient abîmées. J’examine l’intérieur des écouteurs et je soupçonne certaines de ces bestioles de s’y être réfugiées plutôt que de retourner dans leur cachette loin de la literie après s’être gavées de mon sang! J’ai donc mis ce casque audio dans le congélateur depuis une semaine. Et je n’ose pas l’en sortir. Tout devient suspect dans ce contexte. C’est obsédant.»
Sur le plan des lessives, le niveau d’exigence est bien sûr devenu drastique pour le père de famille, qui multiplie les lavages longs et à 60°C, quitte à passer des nuits blanches à côté d’une machine professionnelle. «On ne garde dans l’appartement suspect que le strict minimum, quatre t-shirts et autant de caleçons, le reste du linge propre est emballé dans des sacs en plastique et remisé à la cave.»
«Expérience traumatisante»
«Cela peut paraître ridicule, mais cette expérience est traumatisante. Je ne me sens pas en sécurité avec ce fléau silencieux qui attaque chaque nuit mes enfants et moi-même. Le fait d’avoir dû passer des semaines à l’hôtel ou chez des connaissances, et certains week-ends au camping d’Estavayer, c’est amusant un moment, mais ça use. Il y a toute une logistique à assurer. Un boulot de dingue qui s’ajoute à la vie professionnelle! Quant à l’inertie de la gérance, son manque d’empathie, son refus de me fournir un logement transitoire alors qu’elle me l’avait fait miroiter, le fait que je doive payer malgré tout le loyer de cet appartement infesté, tout cela rend la situation kafkaïenne. On devient presque parano. Ces punaises m’ont valu de faire des cauchemars. Je ne suis pas près de retourner chiner, par exemple. Je crains trop de ramener d’autres de ces p... de bestioles chez moi.»
Cela se solde pour Bertrand par un arrêt de travail de deux mois, le premier de sa vie professionnelle. «J’ai pris la mauvaise habitude de rester éveillé jusqu’à 4 heures du matin avec la lumière allumée, sachant que ces insectes n’aiment pas la lumière.» Et quand le locataire maudit repérait une de ces petites suceuses de sang, il l’enfermait précautionneusement dans un sac plastique à fermeture hermétique. Car il ne faut surtout pas les écraser: cela disséminerait des centaines d’œufs prêts à éclore.
Et la guerre est encore loin d’être gagnée: le chien renifleur est revenu récemment et a signifié que des punaises subsistaient dans des recoins du salon et d’une des trois chambres malgré la désinfection. «Il faudra sans doute enlever le parquet et les plinthes pour traiter efficacement», résume, dépité, Bertrand. Comble du cynisme: sa gérance l’a prié de trouver un repreneur pour cet appartement le 1er avril prochain s’il compte quitter cet enfer.
* Prénom d’emprunt