Quand le courrier déborde de la boîte à lettres, lorsque les voisins de l’immeuble se plaignent d’une odeur putride et d’escadrilles de mouches, la gérance appelle la police et fait déverrouiller la porte de l’appartement.
Le locataire, un vieux monsieur, est mort dans son appartement de cet immeuble locatif de Coire, dans les Grisons. Il est décédé de mort naturelle, assis sur son canapé au salon. L’homme vivait seul, retiré. Il n’a pas de famille, pas d’amis et rares sont les voisins à connaître son nom. C’est l’été, il fait chaud, humide, et quand enfin on le trouve, il est mort depuis trois semaines. Les faces intérieures des fenêtres de son appartement sont noires de mouches.
Nettoyeurs de scène de crime. Ils interviennent quand une vie éteinte laisse des traces affreuses. Ils font ce que personne d’autre ne voudrait faire. Ils nettoient des lieux de crime, d’accident ou de mort naturelle. Un métier hautement éprouvant pour l’estomac et le moral.
Qui fait ce genre de chose? Qui en fait son métier? Comment s’imagine-t-on communément un «nettoyeur»? Certainement pas comme cela: Corina Dietsch, 31 ans, ouvre la porte et invite à entrer. Un écriteau annonce: «Il faut bien que quelqu’un fasse le boulot.» Grande et fine, sourire bienveillant, chevelure châtain clair, yeux bleus: la jeune femme se montre affable mais, dès qu’il est question de son travail, elle adopte une distance tactique. «Pour faire mon job, il faut aimer l’humour noir», sourit-elle, une cigarette à la main. Elle est en tenue de travail: salopette noire, polo noir à longues manches et de robustes chaussures montantes noires. «Du noir parce que, dans mon métier, il faut montrer du respect et de la piété à l’égard des proches.» Un badge sur la manche: «Nettoyage de scènes de crime Dietsch». Elle a fondé son entreprise il y a deux ans. En Suisse, elle compte à peine une douzaine de «concurrents» et, aux Grisons, elle est la seule.
«Dans mon métier, il faut savoir s’accommoder de spectacles et d’odeurs extrêmes», assure-t-elle. Sa résistance aux odeurs pestilentielles est élevée. Elle ne s’est encore jamais sentie mal au travail. «J’ai l’estomac solide.» Envie de vomir? «Oui, ça peut m’arriver, mais pas au boulot. Plutôt en voyant un lombric écrasé.» Elle aime son métier parce qu’elle constate très concrètement ce qu’elle a réalisé: «Ce qui m’intéresse, c’est la différence entre l’aspect d’une scène de crime avant et après. Il est en outre très gratifiant de pouvoir assister les proches dans ces moments de choc en nettoyant la scène et en les dispensant de faire eux-mêmes ce pénible travail.»
Comme une vocation
Corina Dietsch a fait un apprentissage de fleuriste à la Coop, puis elle a travaillé dans une jardinerie, dans un manège, dans la restauration, comme agente de sécurité et comme convoyeuse de fonds. Puis elle a suivi l’école de police et travaillé cinq ans à la police cantonale des Grisons. C’est là qu’elle a fait connaissance avec la mort: suicides, crimes, dépouilles de personnes tardivement retrouvées chez elles. Des scènes horribles. Tandis que nombre de ses collègues affichent leur malaise, Corina remarque que ces spectacles dérangeants et ces odeurs atroces ont peu d’effet sur elle.
Au terme d’une intervention, une ordonnatrice de pompes funèbres lui confie que, très souvent, elle doit «nettoyer le plus gros» autour d’un corps, quand bien même cela ne fait pas partie de son boulot. Et lorsque son supérieur lui fait remarquer que, dans les Grisons, il manque une entreprise professionnelle de nettoyage des scènes de crime, la jeune policière se met à cogiter. Et à faire des recherches sur Google. Elle est fascinée. C’est pour elle comme une vocation. Elle suit une formation chez un nettoyeur de Bâle, apprend comment on procède sur les lieux (l’entraînement se fait avec du sang de porc), quels outils on utilise, les détergents à dosage élevé, les substances chimiques.
Dans son bus VW, elle a stocké tous ses outils comme s’il s’agissait d’une entreprise de nettoyage ordinaire: serpillières, balais-brosses, seaux, rouleaux de papier ménager, détergents à sprayer.Mais aussi des choses plus inhabituelles. Une pelle à neige? C’est pour les appartements vraiment très dévastés. Et pourquoi la perceuse, la meuleuse et la scie sabre? «Sitôt que les liquides organiques se répandent dans le sol, les isolations, sous le carrelage, le parquet et les plinthes, il ne suffit plus de récurer», explique-t-elle. Il faut alors démonter des sols, casser des carrelages, scier des meubles.
Corina ne contemple jamais la scène dans son entier, toujours un demi-mètre carré seulement à la fois, «sans quoi cela devient bizarre même pour moi». Les amis de Corina savent quel est son métier. La curiosité se mêle chez eux au refus de trop en savoir. Les hommes, en particulier, manifestent leur malaise non seulement face à son job mais aussi face à son état d’esprit inoxydable. Elle est célibataire depuis huit ans.
Le nettoyage d’une scène de crime peut durer des heures ou des jours et coûte en moyenne entre 500 et 5000 francs. Au terme de chaque intervention, l’équipement de protection finit à la poubelle et les sous-vêtements au lave-linge. Puis elle se douche. Une fois, deux fois, parfois trois. «Jusqu’à ce que je me sente propre et qu’il n’y ait plus de relents de cadavre qui me collent aux narines ou à la peau.» La molécule qui produit cette odeur s’appelle à juste titre la cadavérine.
Pour l’instant, le nettoyage de scènes de crime ne permet pas encore à Corina Dietsch de vivre. Accessoirement, elle fait d’autres travaux, du genre conciergerie ou nettoyage de résidences de vacances. Alors elle gare son bus discrètement, car l’inscription «Nettoyage de scènes de crime Dietsch» effraie pas mal de gens…