Le Gonet Geneva Open est dirigé par un Vaudois de Genève attaché à des valeurs comme la fidélité et l’amitié. Celle qu’il entretient avec Marc Rosset, profonde, remonte à leur époque de joueurs, jusqu’à avoir disputé ensemble la finale de la Coupe Davis en 1992, au Texas, Rosset face aux monstres Courier et McEnroe, Grin en remplaçant émerveillé. Emerveillé, il l’est aujourd’hui par la venue de «Dieu» aux Eaux-Vives, Roger Federer, qui y jouera neuf semaines après deux matchs à Doha.
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- Avec l’inscription de Federer, vous parlez de «cadeau du ciel». Il existe sans doute des explications plus terre à terre…
- Thierry Grin: Absolument. Depuis que le tournoi est revenu à Genève, en 2015, les propriétaires, l’ex-joueur Rainer Schüttler et l’organisateur Gérard Tsobanian, ont chaque année approché les équipes de Roger. Ce fut toujours assez tôt une réponse négative. Là, ils ont parlé dès la Laver Cup, en septembre 2019. Federer a des liens forts avec Genève…
- Lesquels?
- D’abord Marc Rosset, notre directeur sportif. Même avant que Roland-Garros ne soit retardé d’une semaine, Marc a envoyé des messages à Roger, à son entraîneur, Severin Lüthi. Federer a aussi son meilleur ami à Genève, ainsi qu’un sponsor important. En 2019, il est venu participer à un événement privé, il a découvert le parc des Eaux-Vives, a trouvé l’endroit idyllique, l’a fait remarquer à ses amis.
- Le sentiment, cela existe à un tel niveau?
- Je pense que oui. Federer fonctionne ainsi. Il ne serait pas allé à Lyon, qui a lieu en même temps. C’est un vrai patriote: il aura joué tous les tournois en Suisse, après Bâle et Gstaad. Et il ne vient pas pour dire bonjour, il vient pour gagner des matchs avant son grand objectif, Wimbledon.
- Difficile d’accueillir un Federer?
- Non, hormis la dimension de la sécurité, c’est quelqu’un qui ne fera jamais un caprice de star, on le sait, il n’y aura pas de surprise. Il va jouer ses matchs et, s’il a un peu de temps libre, il en profitera pour voir ses amis proches, comme l’ex-joueur Arnaud Boetsch.
- Ce sera sans public. A quoi Federer vous sert-il?
- C’est une frustration, bien sûr. Avec un tel joueur, on serait en train d’agrandir les tribunes au maximum. Cela dit, il faut voir le meilleur. Pour ce qui représente une renaissance, nous aurons le plus bel ambassadeur, tous sports confondus. Et quel phénomène d’humanité! Quand j’étais à l’Université de Lausanne, je travaillais à la Fédération suisse de tennis pour arrondir mes fins de mois. Federer vivait à Ecublens (VD), je l’avais sur le terrain. Depuis, même si je ne suis pas un ami proche, il me dit bonjour, me demande comment va ma famille, mes enfants. Il mène certes une vie hors de l’ordinaire et ne peut pas répondre à toutes les sollicitations. Mais s’il est avec vous, il va s’arrêter cinq minutes. Il est ainsi, ce n’est pas un jeu qu’il joue: il se souvient de ses années en Romandie, de son copain de chambre, Ivo Heuberger. En 2002, nous sommes tous allés à l’enterrement de son entraîneur, Peter Carter, à Bâle. Il n’oublie pas ces choses-là. Perdre celui qui était son deuxième papa fut un déclic monumental dans sa vie, un électrochoc. Je suis convaincu que cette tragédie l’a fait devenir un homme plus vite. Avant, il pouvait pleurer après une défaite. Ensuite, c’était terminé.
- Comment allez-vous l’accueillir?
- Notre propriétaire, Gérard Tsobanian, a l’habitude de recevoir de grandes stars, avec la distance requise. Federer n’a pas encore décidé s’il viendrait en famille, avec un ou plusieurs entraîneurs. Il ne vivra pas dans le même hôtel que les autres, mais il se soumettra à toutes les règles sanitaires. Pas de conférence de presse, des contrôles PCR tous les deux jours.
- Sa venue a-t-elle un coût?
- Oui, mais cela n’a jamais été l’élément central des discussions. Son souhait à lui était surtout de jouer.
- Au-delà de Federer, que vivent les joueurs aujourd’hui?
- Le monde du sport souffre. Le tennis peut-être encore davantage, car il concerne tous les pays du monde, avec des voyages obligatoires. J’y suis sensible: j’ai été un joueur dans les profondeurs du classement, je sais ce que représente un chèque pour acheter son billet d’avion. Toute une filière a mal. Il faut penser au 300e mondial, à l’entraîneur ou au physio qui se retrouve sans salaire. Un joueur de tennis n’a pas d’AVS ou de fonds de pension. Sans images à exploiter, des sponsors se sont retirés. Des joueurs ont dû aller trouver des petits boulots pour gagner quelques sous.
- Stan Wawrinka viendra-t-il?
- Je ne connais ni son état de forme ni la gravité de sa blessure au pied. J’espère qu’il récupère vite. C’est un énorme champion, j’ai un immense respect pour lui: en France, il serait ministre des Sports! Il a été l’ambassadeur de notre tournoi les trois premières années; sans lui, nous n’en serions pas là. Mais s’il veut une des deux wild cards qui restent, il doit faire vite. Avec Roland-Garros fixé une semaine plus tard, nous avons des demandes de joueurs proches du top ten…
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- Qu’aiment-ils ici?
- Je me rappelle le cri du cœur de l’Américain John Isner en arrivant devant le parc: «Oh what a beautiful place!» Ici, les joueurs ne se font pas ennuyer dans la rue. Ils ont tous les terrains qu’ils veulent, ils peuvent aller à pied ou à vélo de leur hôtel à la compétition, marcher sur les quais. Pour eux, cette discrétion est précieuse.
- Benoît Paire vient de hurler combien le sport actuel n’a plus aucun intérêt pour lui…
- Je ne le connais pas personnellement, mais il devrait avoir de la retenue. Son malaise n’est pas comparable à celui qui a perdu son job parce que son restaurant ou sa salle de cinéma a fermé. Le sportif d’élite a un devoir de bienveillance envers la société en général.
- Que vous a apporté le sport?
- Dans mon parcours, le tennis a été mon MBA. Il m’a permis de voyager, de faire des rencontres. D’accepter qu’il existait des gars plus forts que moi, de me taire et d’essayer de m’améliorer. Je travaille dans le monde de la finance, je m’occupe du patrimoine de personnes qui ont travaillé dur toute leur vie. Cette école d’humilité me sert chaque jour.
Comment un banquier a sauvé le tournoi
Son directeur le reconnaît, le Geneva Open a failli s’arrêter en 2020, quand le sponsor principal s’est retiré et que le tournoi a dû être annulé à cause de la pandémie. Puis la banque privée genevoise Gonet, dont les origines remontent à 1845 avec cinq générations d’une même famille, a appelé. «Cela s’est vraiment passé ainsi, une chance inouïe. Son propriétaire, Nicolas Gonet, est un amoureux du tennis. Enfant, il allait voir Borg ou Gerulaitis aux Eaux-Vives, dans ce qui était encore le Martini Open.»
Sauvé, le tournoi joue un rôle différent cette année, presque social: «Les joueurs ont besoin de jouer. Même si le prize money, en l’absence de public, sera divisé par deux.» Le vainqueur du tournoi de Paris-Bercy en 2020 n’a par exemple empoché «que» 300 000 euros au lieu du million habituel. Une perte de 70% qui se répercute à tous les niveaux. «Il ne faut pas que cela dure. Toute l’industrie du tennis pourrait disparaître. Un tournoi peut supporter une mauvaise édition. Deux ou trois, non.»