Un air de fin du monde. Comment décrire autrement ce décor apocalyptique qui défile sous nos yeux? Dans la voiture cabossée qui nous conduit de Mykolaïv à Kherson, Andreï, le chauffeur, zigzague sur la route pour éviter les cratères formés par les obus. Les véhicules se font rares; qui veut se rendre à Kherson, une ville bombardée à l’aveugle jour et nuit par l’artillerie russe? Certains poteaux électriques tiennent encore péniblement debout mais les câbles pendouillent tristement. Soudain, sur la droite, un village apparaît, ou plutôt ce qu’il en reste. «Tout a été détruit par l’armée russe lors de sa progression – ratée – en direction du nord, explique notre chauffeur, mais depuis que Kherson a été libérée en novembre, les habitants sont peu à peu revenus, malgré le danger de sauter à tout moment sur les mines laissées par les Russes.»
Revenir malgré tout
La voiture s’engage dans la petite rue Gagarine qui sépare Posad-Pokrovske en deux. Tout n’est que désolation. Les maisonnettes sont éventrées, leurs toitures explosées et les voitures garées dans les allées, criblées d’impacts. Les arbres sont coupés en deux et noircis par le feu. Des restes d’obus jonchent la rue défoncée par les tirs de roquettes. On aperçoit de la fumée s’échappant du toit d’une maison miraculeusement restée debout.
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Natalya, 50 ans, et son fils Arkadiy, 30 ans, s’approchent du portail en fer forgé. Bonnet rouge sur la tête, des leggings surmontés d’épaisses chaussettes, sans veste malgré la température glaciale, la femme nous invite à pénétrer dans la petite cour. «Les obus ont endommagé la toiture, on a essayé de colmater les trous comme on pouvait pour se protéger du froid. Dans notre malheur, nous avons de la chance. Seulement trois maisons dans tout le village n’ont pas été réduites en cendres, dont la nôtre…» Une maigre consolation pour celle qui, à contrecœur, a dû abandonner son mari, Andriy, et son fils – les hommes ukrainiens de 18 à 60 ans ne sont pas autorisés à quitter le pays – au plus fort des bombardements, le 16 mars 2022. «Je suis partie avec des voisins qui avaient des connaissances en Allemagne. A Duisbourg, dans l’ouest du pays.»L’Ukrainienne prend la décision de rentrer chez elle lorsqu’elle apprend la libération de Kherson, et ce, malgré les bombardements incessants. «Je suis tellement reconnaissante de ce que l’Allemagne a fait pour nous. Mais ici, c’est ma terre natale», explique-t-elle en grelottant. Son fils dépose sa veste sur ses épaules. «Je ne veux plus partir, même si je ne dois manger que des pommes de terre bouillies jusqu’à la fin de mes jours et vivre dans ces ruines.» Les larmes roulent sur ses joues. «On a passé notre vie à construire cette maison avec mon mari, sans jamais prendre de vacances. Et tout est en ruine.»
Avant la guerre, 2400 habitants vivaient à Posad-Pokrovske. Ils ne sont plus que 170 aujourd’hui à s’y être réinstallés, sans eau courante, ni gaz ou électricité. Alors Natalya et Andriy ont dû se résoudre à installer un poêle à bois dans le salon, l’unique solution pour se réchauffer et cuisiner quelques repas. L’eau, en revanche, il faut aller la chercher au centre du village. Son fils, Arkadiy, lui a construit une petite charrette pour transporter plus facilement les grands bidons d’eau trop lourds pour sa frêle constitution. «Je ne demande rien, seulement un générateur pour nous permettre de pomper de l’eau, mais nous n’en avons pas les moyens», déplore-t-elle.
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«Cette guerre doit s’arrêter»
A l’intérieur de la maison, Victor, 76 ans, le grand-père de la femme d’Arcadiy, termine son repas dans le petit salon. Assis face au poêle anthracite, il s’amuse avec un chiot, baptisé… Raketa (roquette, en français). Si l’humour noir ukrainien n’est jamais très loin, le vieil homme ne cache pas sa souffrance: «Je suis seul et triste. Ma femme est morte l’année dernière, ma fille il y a trois ans déjà. Il ne me reste plus que ma petite-fille mais elle s’est réfugiée en Pologne avec ses deux enfants. Je les appelle parfois, mais ça va faire bientôt une année que je ne les ai pas vus.»
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Victor habitait dans le village voisin, à Loutch. Mais depuis le début de la guerre, il n’a pu regagner sa maison, trop endommagée par les bombardements. «Je vis dans un centre pour réfugiés à Mykolaïv avec d’autres personnes, soupire le vieux monsieur. Heureusement, je viens ici rendre visite à la famille une fois par mois. Je me sens un peu moins seul.» Ses yeux se mouillent: «Cette guerre doit s’arrêter. Je veux vivre en paix, m’occuper de mon potager, faire des choses normales pour un retraité. Mon âme et mon cœur sont brisés. Pourquoi devons-nous souffrir autant?»