Première publication le 13 décembre 2018
La deuxième aura été la bonne. Après avoir essuyé une humiliante défaite en 2010, Karin Keller-Sutter a cette fois-ci accédé au Conseil fédéral au premier tour, avec un score canon de 154 voix. La Saint-Galloise avait pourtant dit qu’on ne l’y reprendrait pas. Et puis l’eau de l’Aar a coulé sous les ponts, ses sept ans au Conseil des Etats ont enseigné à cette libérale-radicale l’art de faire des compromis et offert de solides relais politiques. Celle qu’on a surnommée la dame de fer ou la reine Karin – pour cette distance parfois un peu sèche qu’elle met avec les gens – a su démontrer, notamment à gauche, en faisant un geste pour l’AVS lors de la réforme des entreprises, qu’on pouvait construire des alliances avec elle. «Si nous voulons faire bouger les choses, nous ne pouvons le faire qu’en unissant nos efforts», a-t-elle affirmé dans son discours après son élection. Un discours à son image, un peu strict mais parfait, comme le nœud de sa lavallière bleu marine et ce permanent brushing hyper-figé où pas un cheveu n’ose se rebeller. Un discours en quatre langues (elle est interprète de formation) dans lequel elle a même inséré une phrase en latin, «ibi semper est victoria, ubi concordia est» (la victoire est là où règne la concorde), pour marquer sa volonté d’union. Rien de pédant quand on sait que les règles de saint Benoît font toujours partie de ses lectures de chevet. Si elle n’a pas le contact direct et chaleureux d’une Viola Amherd, Karin Keller-Sutter partage néanmoins avec elle la volonté d’être «une bâtisseuse de ponts».
Plus de courage
Avec ces deux femmes au pouvoir, dont la complicité joyeuse au moment de prêter serment a ravi l’assemblée, les lignes vont certainement bouger au Conseil fédéral plus vite qu’on ne l’imagine. Déjà, parce que l’ex-présidente du Conseil des Etats n’est pas du genre timoré. Elle n’a d’ailleurs pas caché ses critiques vis-à-vis d’un Conseil fédéral jugé peu courageux quand il laisse le parlement trouver seul des majorités sur les dossiers de l’immigration ou de la fiscalité. On dit qu’elle a beaucoup œuvré en commission pour obtenir des consensus. On peut donc compter sur elle pour déployer la même énergie au sein du collège gouvernemental dès l’an prochain.
La plus Romande des Suisses alémaniques – en référence à ses années d’études à Neuchâtel – pourrait devenir une très grande conseillère fédérale; il suffit de voir son regard, si déterminé, même à l’adolescence, tout est dit. Si elle n’aime pas le terme «féministe», trop connoté à gauche, cette femme résolument à droite a toujours affirmé l’égalité des droits entre les sexes, comme lorsqu’elle s’est introduite dans un cercle d’étudiants réservé aux hommes sous prétexte qu’il n’y avait aucune raison qu’elle n’en soit pas membre comme ses camarades masculins. En tant que conseillère d’Etat responsable de la Sécurité et de la Justice, elle se fera d’ailleurs remarquer pour son action contre les violences conjugales. Grâce à elle, Saint-Gall a été le premier canton à légiférer contre le viol conjugal, une loi qui a depuis été copiée par quasiment tous les cantons.
L’art de convaincre, Karin
Keller-Sutter l’a appris au berceau. A 4 ans déjà, elle affûtait ses arguments face à ses parents, restaurateurs à Wil, pour tenter d’obtenir ce qu’elle voulait. Adolescente, elle vivra une petite parenthèse punk et Clash (elle a vécu à Londres), mais rien de bien transgressif, saint Benoît n’étant jamais très loin. Catholique et croyante, elle aurait pu devenir PDC, mais chez elle la fibre libérale a été la plus forte. Elle croit à l’égalité des chances, mais pas à celle des talents et des réussites qui vont avec.
Renoncer à la maternité
Karin Keller-Sutter n’a pas d’enfants, comme Viola Amherd ou Doris Leuthard, mais ce n’était pas un choix délibéré. Après deux fausses couches en 1992, elle a renoncé à s’acharner, persuadée que tout ce qui nous arrive a un sens et que sa vocation était peut-être ailleurs. Accepter ce qu’il advient, prendre de la distance, des principes qui l’ont toujours guidée, renforcés par le fait de vivre depuis trente ans aux côtés d’un médecin légiste ayant côtoyé la mort au quotidien, qui lui a souvent rappelé qu’il faut apprécier chaque moment offert par la vie. Son mari est son meilleur ami. Ces deux-là ne se quittent jamais fâchés, «la vie est trop fragile», dit-elle.
Le Conseil fédéral est un peu une salade de fruits. L’image est certainement facile, mais comme des journalistes ont demandé aux nouvelles élues à quels fruits elles pourraient bien se comparer, Karin Keller-Sutter a opté pour l’ananas. «Une coquille dure à l’extérieur qui cache un fruit plus tendre.» Le gant de fer sur une main de velours, en somme. Elle aimerait bien quand même tordre le cou à cette image de dame de fer. Ou alors qu’on l’appelle la dame de faire… avancer les dossiers. Au début de cette année, elle avait encore un rêve, nous confiait-elle, celui d’apprendre l’arabe, le chinois et l’hébreu. Madame la conseillère fédérale, ça risque d’être désormais un peu difficile!