Les primes maladie ne vont que très modérément augmenter cette année. Mais la question des coûts de la santé n'est pas pour autant résolue. La télémédecine et ce qu'on appelle la «smarter medicine» offrent une partie de la réponse. Tout comme une formation du personnel soignant repensée. Le financement du système de santé doit lui aussi être réformé. Pour en débattre, L'illustré et Le Temps ont réuni une dizaine d'orateurs de premier plan pour ce Forum entièrement remastérisé et filmé depuis leur newsroom.
Parmi ces orateurs, Anne Lévy, la nouvelle directrice de l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) entrée en fonction le 1er octobre, Karin Perraudin, la présidente du Groupe Mutuel, Sanae Mazouri, médecin aux HUG, ou encore le conseiller d'Etat neuchâtelois Laurent Kurth. Découvrez ci-dessous un résumé de ce Forum, accessible intégralement via la vidéo en tête d'article.
Cet événement a été rendu possible grâce au soutien de santésuisse, la Clinique de La Source et la Fondation Leenaards.
Conférence 1: quelles pistes pour réformer le système de santé suisse?
Anne Lévy, directrice de l’OFSP, est entrée en fonction début octobre 2020, succédant à Pascal Strupler, qui dirigeait l'office depuis dix ans. Pour elle, «les soins en Suisse sont d'excellente qualité: près de 80% des malades suisses du Covid-19 ont pu quitter les soins intensifs». En comparaison, ce chiffre s'élève à 63% aux Etats-Unis et à 50% en Lombardie, une région du nord de l'Italie très touchée par la pandémie.
Pour la Bernoise, ces résultats s'expliquent aussi par le bon état de santé de la population helvétique. Mais alors, quels sont les points à améliorer? La réponse semble toute trouvée: la numérisation. «Il est crucial d'avoir accès rapidement à des données fiables, comme le nombre de cas ou de lits disponibles dans les soins intensifs. Nous devons accentuer nos efforts tout en garantissant évidemment la protection des données.»
Quid d'une deuxième vague? «Nous la craignons beaucoup car les cas remontent. C'est le moment de rappeler les précautions à prendre en termes d'hygiène», assure-t-elle. Et la prévention, alors qu'on dépense uniquement 2% des coûts de la santé. «L’avantage est qu'elle n'est pas très chère, donc le montant qu'on attribue n'est pas très important. C'est une des priorités», résume-t-elle.
Conférence 2: la «smarter medicine» et la télémédecine pour stabiliser les coûts de la santé. Solution ou illusion?
Sanae Mazouri est médecin aux HUG, elle a piloté le projet «HUG@home», une application de téléconsultation médicale à domicile. Elle évoque l’historique en télémédecine du principal centre hospitalier de Genève. «Nous n’avons pas attendu la crise du Covid-19 pour travailler sur la télémédecine. Nous avons déjà commencé dès 2017. Dès que la pandémie est arrivée, nous avons été obligés de déployer les consultants à distance pour assurer la continuité des soins pour nos patients, notamment les plus vulnérables. Mais il faut rappeler que nous ne pouvons pas traiter toutes les consultations à distance.» Pour quel bilan? «On a réalisé plus de 4000 consultations. Mais quand on a repris en présentiel, il y a eu une chute du nombre de téléconsultations. A vrai dire, on s’y attendait un peu, mais il faut qu’on comprenne mieux ce phénomène.» Et la qualité des soins, est-elle vraiment la même? «Il faut mettre en place des bonnes pratiques, notamment des limites. On n’examine pas à distance de la même façon qu’en présentiel, de même qu’on n’examine pas tout à distance.»
Omar Kherad est chef du service de médecine interne à l’Hôpital de la Tour. Pour lui, il faut tendre vers une rationalisation plutôt qu’un rationnement, tant du côté du patient que de celui des établissements de soins. Il évoque plusieurs études menées à Genève. «Lors des transferts de patients d’un hôpital à un autre, nous nous sommes aperçus que dans 50% des cas, les examens étaient répétés. Dans plus de 75% des cas, c’était totalement inapproprié. Un sacré gaspillage.»
Le spécialiste en médecine interne générale explique qu’on peut tout à fait obtenir des résultats de très bonne qualité en utilisant plus justement les ressources. Des efforts sont notamment faits auprès des étudiants en médecine dans les universités. Mais n’est-ce pas surtout un moyen de réduire les coûts et de faire plus de bénéfices? L’argument est rapidement balayé par l’expert. «C’est vrai qu’on peut faire beaucoup d’économies, mais l’intérêt financier doit uniquement être un bénéfice collatéral du reste. Il doit toujours converger avec l’intérêt du patient.»
Conférence 3: quelles pistes de digitalisation pour le système de santé suisse?
Karin Perraudin est la présidente du Groupe Mutuel depuis 2014. Où en est la Suisse en matière de numérisation de son système de santé? «On se rend compte qu’il y a encore un cap à franchir. Un des exemples que je pourrais exprimer, c’est que de nombreux médecins de premiers recours, lors du début de la pandémie, transmettaient les cas de Covid-19 à l’OFSP par fax. On est le 14e pays de l’OCDE sur 17 en termes d’index de santé digitale. On a encore un retard important même si nous progressons. 69,7% des médecins enregistrent leurs consultations de manière électronique. C’est très peu.»
Pour autant, la Valaisanne veut convaincre que les outils numériques ont un vrai intérêt. Ne faudrait-il pas rendre le dossier électronique du patient obligatoire? «Je n’aime pas beaucoup ce fonctionnement. Il y a aujourd’hui une crainte liée notamment à la transparence des données. C’est normal, on doit pouvoir dépasser cela. Mais le bénéfice final sera nettement plus important pour le patient. On pourra notamment faire de la prévention de manière beaucoup plus précise. Il faudra accompagner les patients et les médecins.»
Et les assureurs, que font-ils? Pour Karin Perraudin, ils doivent changer leur rôle pour devenir un accompagnant du patient tout au long de son parcours: «Cela passe notamment par le lancement de services digitaux, par exemple en termes de prévention.» La présidente du Groupe Mutuel illustre son argument en évoquant le lancement par son entreprise de MyHealthCheck, une application qui vise à trouver rapidement l'origine de ses symptômes, notamment en réalisant des auto-tests à domicile. Risque-t-on d’arriver à un système où ceux qui se comportent bien paieront moins? Non, pour le groupe d’assurances. «Ce n’est pas du tout notre stratégie. Nous misons avant tout sur la prévention, c'est ce que nous essayons notamment de faire avec cette application.»
Conférence 4: Covid-19 et pénurie de personnel soignant: quelles leçons tirer?
Au tour de Jacques Chapuis de prendre la parole. Depuis 2006, il est directeur de l'Institut et Haute Ecole de la santé La Source. La pénurie de personnel soignant est un réel problème en Suisse. Selon l’Observatoire suisse de la santé (Obsan), le nombre total de diplômés en soins infirmiers (ES et HES) s’élèverait à environ 2600 par an. De quoi couvrir à peine la moitié des besoins du pays. «Le tsunami gris arrive, il faut vraiment faire le maximum pour attirer les jeunes afin d’assurer ces métiers essentiels.»
D’ailleurs, durant la pandémie, de nombreux étudiants et étudiantes en soins infirmiers ont été sollicités par les hôpitaux. Comment ont-ils vécu cette situation? «Ils se sont sentis parfois un peu trop précipités dans le cadre professionnel, sans réel encadrement. Par contre, ils ont aussi conscience que cela les a poussés à développer leurs compétences. Ce qui m’a marqué, c’est de les entendre souvent affirmer se sentir prêts à prendre la relève.»
Conférence 5: réformer le financement du système de santé
Laurent Kurth est ministre neuchâtelois des Finances et de la Santé. Pour le socialiste, le système actuel est tout simplement à la dérive. «Ce système financé par les prélèvements obligatoires est malade. Il mérite d’être réformé. Il accorde trop de poids aux soins plutôt qu’à l’organisation du système. Nous n’avons aucun pilote à bord.» Une argumentation qui ne plaît pas vraiment à Verena Nold, directrice de la faîtière des assurances maladie Santésuisse. «Au contraire, il y a plusieurs pilotes! Tout est clair, et c’est le parlement qui définit les règles. Je vois d’ailleurs notamment un point important pour réformer le système: la planification hospitalière. Elle est efficace pour réduire les coûts de la santé, et donc les primes.»
Pas de quoi satisfaire Laurent Kurth: «Je ne peux pas entendre qu’un système est sain quand, par exemple, ses primes sont totalement injustes. Elles sont prélevées indépendamment de la capacité contributive de chaque citoyen. Pour moi, il faut limiter la LAMal à des éléments d’assurance et non pas qu’elle s’occupe de certaines tâches du canton, comme la planification hospitalière.» Sur la hausse des coûts, Verena Nold en est convaincue, la stabilisation des primes passera par la stabilisation des coûts de la santé. «Mais on ne sait pas ce qui nous attend avec la pandémie», admet-elle. Laurent Kurth espère changer le système par «la démocratie», qui doit «s’exprimer», alors que pour Verena Nold, il faut avant tout le préserver tout en évitant «les traitements inutiles».
Conférence 6: changer de paradigme, vers une approche intégrative de la santé
Pour conclure ce Forum, Eric Bonvin, directeur général de l'Hôpital du Valais, et Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la « Revue médicale suisse ».
En Suisse, la population a souvent recours aux médecines complémentaires. Avec un réel paradoxe: une forte proportion de personnes n’osent pas avouer à leur médecin traditionnel qu’elles le font. Comment l’expliquer? «J’observe un fort rejet de la médecine en tant que système gigantesque, déshumanisé. Le patient a le droit d’être comme il est, avec sa propre vision du monde, et il faut respecter cela, sans le juger», décrit Bertrand Kiefer. Eric Bonvin souhaiterait d'ailleurs plus de collaboration entre la médecine alternative et conventionnelle. «Ce serait extrêmement bénéfique pour les patients. Ils ont le droit de faire face librement aux aléas de leur vie. J’admets tout à fait que d’autres regards, par exemple ceux d’un guérisseur, peuvent leur faire du bien», ajoute-t-il.
Alors, la médecine devrait-elle penser à de nouvelles formes d’évaluation? «Oui, elle doit se repenser. Le placebo, par exemple, est un cadeau magnifique. Plus nous aurons de thérapeutes qui porteront attention à une image radiologique plutôt qu’à des patients, moins ils seront présents dans l’approche directe et humaine qui est nécessaire», souligne Eric Bonvin. Les deux intervenants s'accordent. «Il faut une médecine définitivement plus humaine. Le divorce va être catastrophique si on se résout à une simple logique économique. Alors je le répète: oui, il faut réhumaniser la médecine. C’est ce travail-là, ce courage-là sur lequel il faut insister à l’époque actuelle», conclut Bertrand Kiefer.