Le premier a bien voulu montrer sa culture, mais refuse d’estimer l’importance de sa récolte. Le deuxième n’a pas voulu dévoiler le lieu de son exploitation, ni la taille du terrain, ni le montant investi ou les tonnes récoltées. Le troisième préfère, merci bien, taire le nom de son partenaire. «Si on sait qui c’est, on sait où il est.» Des autres, on connaît à peine l’existence. Il se murmure qu’il y en aurait «un du côté de Thônex, Genève», et puis aussi «deux parcelles dans le Nord vaudois».
Chut! Silence, ça pousse, à l’abri des regards.
C’est une enquête qui fleure bon le mystère. Une sorte de chasse au trésor, sus au pied blanc et au chapeau brun: voici la morille de culture! A la clé, potentiellement, un pactole: la morille, à l’instar de la truffe, est un produit de luxe, rare et précieux. Longtemps, on a cru que la cultiver était impossible. Le graal, un mythe. Trop beau pour être vrai. Et puis non. La légende, inscrite sur le site de France Morilles (seul revendeur de semis de morilles en Europe), se raconte ainsi. Un soir de 2008, Christophe Perchat fait une prière, s’endort, rêve d’une chouette et se réveille avec le mot morille sur le bout de la langue. Ça ne vous parle pas? A lui, oui.
La Chine, paradis de la morille
Un an plus tard, le Français se rend en Chine, dans la province du Sichuan, paradis de la morille, où l’institut chinois de recherche sur le champignon comestible est parvenu, après bientôt trente ans d’investigations, à marier rendement et régularité. En 2011, Christophe Perchat fonde France Morilles, qui fabrique et produit la semence de morille livrée à des licenciés en France, et désormais en Suisse. Combien sont-ils, ces licenciés en culture de morille? Entre eux, les cultivateurs estiment qu’ils sont une petite dizaine en France et un rien moins de notre côté de la frontière. Mais le culte du secret est partout et la carte des licenciés mis en ligne sur le site n’est pas franchement à jour. D’ailleurs France Morilles ne répond plus, ne répond pas. Victime de son succès? Gestion floue? Banc de brouillard sur toute l’histoire.
A Lullier (GE), à l’école d’horticulture, Jean-Marc Vuillod, 53 ans, enseignant en pratiques maraîchères depuis treize ans, s’est «lancé dans la morille» voilà deux ans. «J’avais lu par hasard un article sur le sujet et cela m’a passionné: je suis fan de morilles mais je n’en déniche jamais dans la nature. Sur internet, j’avais trouvé une méthode qui consistait à secouer une morille sur de l’agar-agar, une algue gélifiante, pour y déposer des spores, mais la technique paraissait hasardeuse.»
En 2017, il achète une licence d’essai à France Morilles et sème 250 m2 de serre. Coût de l’opération? Près de 1500 francs: compter 5 euros le mètre carré. Il reçoit des grains de blé mycorhizé, appelés blanc de semis, de neuf souches différentes, à épandre à la mi-novembre à la main, sur le sol, avant de retourner la terre pour que le grain se trouve enfoui à 2 centimètres. «Après, c’est la magie de la nature. Il faut attendre et voir si ça pousse.»
La morille est une diva difficile. Elle aime d’abord le froid, puis le tiède et l’humide, une température croissante mais de façon constante. Elle déteste l’eau chlorée et le tricoderme, un autre petit champignon souvent utilisé pour renforcer les racines des plantes. A Lullier, entre coup de chaud météo et traces des cultures précédentes, la première année est en demi-teinte. Cette année, les premiers petits chapeaux de la Morchella elata, la morille élevée, sont sortis de terre le 21 février. Et là, c’est le drame. «Pile quand il a fait -12 °C», se désole l’enseignant. La vie d’un cultivateur de morille n’est pas une sinécure.
De suppositions en expérimentations, chacun cherche encore le parfait équilibre. Laquelle des 18 variétés à disposition chez France Morilles correspondra le mieux au terroir genevois? A l’œil, on constate immédiatement que la parcelle de la souche N° 160 ressemble au désert de Gobi, tandis que la T3 et la N° 176 se révèlent prometteuses. Combien de morilles récoltées l’an dernier? Motus et bouche cousue. S’il accepte de montrer sa culture, Jean-Marc Vuillod refuse d’estimer l’importance de sa récolte. On ne badine pas avec la superstition d’un agriculteur.
Des caméras dans la forêt
Même mutisme en France voisine. Pierre Girard dévoile volontiers son identité et quelques renseignements. Ça tombe bien, cet informaticien de 35 ans, fort sympathique, est l’un des premiers à avoir acheté une licence, voilà cinq ans. Ancien consultant de France Morilles, ce converti au champignon a coaché presque tous les cultivateurs suisses à leurs débuts. Avec ses années de pratique, il est celui qui possède le plus de recul sur ce type d’activité.
Pierre Girard fait pousser ses morilles en forêt pour imiter au plus près le biotope naturel de son produit. «C’est le sol, végétaux et minéraux, qui donne son goût à la morille. C’est dans les bois que les morilles sont le plus savoureuses.» Quelque part au fond des fourrés, du côté d’Annecy (nous n’en saurons pas plus), il cultive ses champignons, avec deux associés. De nuit comme de jour, des caméras de surveillance filment les promeneurs qui menaceraient sa récolte. Quelle est la taille de son domaine? Combien récolte-t-il de Morchella elata? «Je préfère ne rien dire. Nous valorisons le fait de produire artisanalement des morilles de culture française. L’aura de la Haute-Savoie rayonne jusqu’à Paris. Si on parle de tonnes, dans l’esprit, cela devient de l’industriel.» Et c’est alors tout de suite moins intéressant en termes de marketing.
Pierre Girard fournit des restaurateurs étoilés partout en France. Dans l’Hexagone comme en Suisse, difficile de trouver des morilles fraîches locales. Les rares qui font les belles sur les étals des marchés proviennent le plus souvent de Turquie. Idem pour leur version déshydratée, avec des pays producteurs comme la Chine, les Balkans, l’Inde, le Pakistan ou le Canada. Les fraîches sont vendues à près de 100 francs le kilo. Les variétés élevées localement pourraient rapporter gros à celui qui maîtrise la production. «A mon avis, décrypte Pierre Girard, pour en vivre, il faut au moins un demi-hectare, pour équilibrer les charges et le rendement. Je pense que, dans quatre ou cinq ans, on parlera de succès. Pour l’instant, on en est encore au début d’un secteur. Produire ses propres semis demande beaucoup d’investissements.»
Le Vaudois Guy Muller est ingénieur ETS en agronomie. Et féru de morilles. «J’y vais depuis que je suis tout petit, alors savoir qu’elle était désormais cultivable m’a fasciné. La morille de culture ne remplacera jamais celle que l’on traque dans la forêt. Son goût et l’excitation de la découverte sont uniques, mais quelle formidable alternative!» Le quinquagénaire a l’enthousiasme communicatif.
En 2016, il convainc un ami maraîcher de s’essayer à cette nouvelle technique. La première année, sous les 300 m2 de serres, quelque part dans le Chablais vaudois, du côté d’Aigle (mystère encore), les deux compères ramassent entre avril et fin mai quelque 250 morilles. Le hic? Toutes les souches utilisées n’ont pas fonctionné. Il a fait trop chaud sous les bâches et l’eau chlorée a déplu à Miss Morille. Cette année, le duo a customisé le tunnel de production et essayé d’imiter au mieux la nature et son réchauffement progressif. «C’est clair: on serait grinches si la récolte n’était pas meilleure cette année. On a investi 2300 francs de semences, sans compter l’infrastructure et le temps passé à surveiller les champignons et à les regarder pousser. Pour que le projet soit rentable, il faudrait que l’on puisse en retirer 1500 francs au mètre carré.»
Guy Muller a contacté l’Etat de Vaud et l’Université de Neuchâtel pour réfléchir au développement d’infrastructures qui permettraient de créer et de produire des souches locales, zappant ainsi les semences chinoises et leur revendeur français. «On a surtout de grandes idées et beaucoup d’envies.» Il éclate de rire. «On en est au tout début. On est les pionniers de la morille!»