- Ceci d’abord: 3,7 millions de francs pour trois jours de délibérations, dont 2,1 millions pour la location de Bernexpo, soit 15 000 francs par parlementaire. La facture de la session décentralisée a choqué…
- Pierre-Yves Maillard: Je comprends. C’est excessif. Les grands centres de foire, on le sait, pratiquent toujours des prix prohibitifs. Mais en tant que simple conseiller national, on ne nous demande pas notre avis. On reçoit une convocation et on y va. Que l’opinion s’offusque de cette facture est tout à fait compréhensible.
- Aux yeux de la plus grande organisation de salariés de Suisse (19 syndicats affiliés à l’USS, 370 000 membres), le Conseil fédéral a-t-il répondu à l’urgence économique provoquée par la crise?
- Dans la phase d’urgence, beaucoup a été fait, même si nombre d’indépendants se trouvent encore dans une grande détresse et que beaucoup de salariés perdent du pouvoir d’achat. Le dialogue entre les partenaires sociaux et le Conseil fédéral a toujours été très ouvert et il faut savoir gré à ce dernier d’avoir accepté une grande partie de nos propositions dans un délai historiquement court. En élargissant l’assurance perte de gain aux indépendants, il a par exemple créé une nouvelle assurance sociale en dix jours. Idem pour les crédits à taux zéro accordés aux entreprises. Il fallait avoir du coffre, comme on dit.
- Des crédits que certains n’osent pas utiliser, de peur de ne pas pouvoir les rembourser. L’idée que la Confédération en fasse cadeau est-elle réaliste?
- Si la situation devait encore se péjorer, il y aurait débat, c’est certain. Pour l’instant, ce sont des prêts et le Conseil fédéral campe sur ses positions. Mais ce dernier pourrait bien se faire rattraper par la réalité. Je vois mal, en effet, comment les commerçants et les artisans pourront dégager des marges pendant qu’on leur impose des restrictions. Pour anticiper le problème, nous proposons de réduire le montant à rembourser aux entreprises qui poursuivront leurs efforts en faveur de l’apprentissage. Une motion sur ce thème a passé le cap des deux Chambres, le Conseil fédéral devra faire une proposition lors de la session de juin. D’après les premiers échos que j’ai reçus, je crains hélas qu’elle reste très en deçà de ce qui serait nécessaire.
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- Sur le plan sanitaire, d’aucuns reprochent au gouvernement de céder aux pressions économiques et de déconfiner trop rapidement…
- Je ne suis pas d’accord avec ce discours. Au contraire, si le processus est un peu plus rapide que ce que préconisent les épidémiologistes, je trouve que nos ministres, Alain Berset en tête, font preuve d’une prudence mesurée. Si on peut revivre, il faut essayer. Je comprends la crainte d’une hypothétique deuxième vague, mais nous n’avons aucune certitude sur l’évolution du virus. Et puis, s’arrêter trois, quatre ou six mois changerait quoi? Il y aurait toujours à peine 10% de personnes contaminées et pas de garantie supplémentaire que l’épidémie ne reparte pas. Sans parler des dégâts économiques et sociaux et même sanitaires qu’un pareil lock-out provoquerait.
- On vous sent un peu irrité…
- Pas irrité, inquiet. En quinze ans de Conseil d’Etat, j’ai vu passer quatre alertes pandémie de l’OMS. Notre vie en société comporte des risques et la survenance d’une pandémie en est un parmi d’autres. Si on veut pouvoir y faire face et surtout rebondir, notre seule chance est d’affronter nos peurs et de développer des outils qui ne mutilent pas notre mode de vie et nos libertés; car si notre seule réponse demeure le confinement, autant dire que nous sommes à l’aube de quelques décennies de misère.
- On nous promet déjà un désastre économique…
- Cela dépendra de la capacité des autorités et de la population à changer d’approche. La santé est évidemment primordiale. Mais si nos enfants ne vont plus à l’école, que nos jeunes ne trouvent plus de places d’apprentissage, qu’on leur interdit de faire du sport, de vivre leur jeunesse, les dégâts seront énormes. Bien sûr le virus est toujours là, bien sûr il sème encore la mort. Il n’empêche que nous sommes toutes et tous confrontés à une pesée d’intérêts aujourd’hui. Nous avons tous de la sympathie pour les proches de ceux qui sont partis et une grande admiration pour celles et ceux qui les ont soignés, mais une société ne peut pas fonctionner en faisant chaque soir le décompte de ses malades et de ses morts. Une fois les mesures levées, si la population reste pétrifiée par la peur, nous n’irons nulle part et sûrement pas vers le futur plus solidaire et plus humain que beaucoup espèrent. N’oublions pas que le chômage et le désespoir économique provoquent énormément de maladies et de suicides. Le plus grand échec serait que le remède fasse plus de morts et occasionne plus de souffrance que le mal.
- Le politique n’a-t-il pas trop tardé à reprendre la main?
- Le schéma est connu. Lorsque survient une crise, les experts proposent les mesures qui concernent le problème à résoudre, sans toujours penser aux grands équilibres. C’est normal. La mission d’un médecin ou d’un épidémiologiste est de sauver des vies, mais la pesée d’intérêts des impacts sociétaux de leurs stratégies ne peut appartenir qu’au politique. En revanche, ce qui a été parfois difficile, c’était de vivre le choc quotidien des certitudes scientifiques contradictoires. Avec, à la clé, une phrase fétiche: «Il n’y a pas d’évidence.» Dans ce cas, Coluche avait suggéré une attitude qu’il est toujours prudent d’adopter et qui s’applique également aux politiciens.
- Deux millions de personnes au chômage technique, jusqu’à quand cela restera-t-il gérable?
- Pour un pays comme la Suisse, la situation est largement supportable. Il y a beaucoup de prêts, les dépenses réelles avoisinent 20 milliards. De plus, les gens reprennent progressivement leur travail. Mais j’ai senti pendant la session la droite, l’UDC en particulier, déjà effrayée, dire: «Aïe, aïe, aïe, on a beaucoup dépensé, stop!» Même le Conseil fédéral donne l’impression d’avoir déjà traversé la mer Rouge alors qu’il est à peine au milieu du gué. Si c’est pour en rester là, alors tous ces milliards n’auront servi qu’à retarder le désastre.
- Qu’est-ce que vous proposez?
- Il y a tant de soutien à apporter. Dans les secteurs du tourisme et de l’hôtellerie, de la culture, du sport, meurtris comme jamais, aux hôpitaux, privés d’activités ambulatoires et électives, qui ont vu leur trésorerie s’effondrer, à l’industrie d’exportation, pratiquement à l’arrêt – à l’exemple de l’horlogerie –, aux centaines de milliers de salariés qui ont perdu du pouvoir d’achat et j’en passe. Avec le ralentissement des marchés internationaux, la relance passera par l’économie intérieure ou ne se fera pas. Pourquoi, par exemple, ne pas atténuer les primes maladie pendant un certain temps pour compenser la perte du pouvoir d’achat des salariés?
- Il se chuchote au contraire que les primes pourraient augmenter…
- Je n’y crois pas. Et ce n’est vraiment pas le moment. Cela devrait être interdit, d’ailleurs, ou alors, comme dans le canton de Vaud, les primes devraient être plafonnées à 10% du revenu. Non, je pense qu’à l’inverse on pourra peut-être revendiquer une baisse. Avec ces deux mois d’arrêt et même s’il y a un certain rattrapage, ce sera une année calme pour les caisses, qui ont doublé leurs réserves ces dernières années: 9 milliards d’excédents. Au cas où une pandémie nous tomberait dessus, justifiaient-elles. Eh bien voilà, on y est…
- On vous sent moins volontariste vis-à-vis de la Banque nationale suisse (BNS), depuis quelque temps. Vous avez mis une sourdine?
- Pas du tout. On ne m’a simplement pas reposé la question. Je ne suis pas impressionné par le déficit de 38 milliards annoncé par la banque pour le premier trimestre, puisque celui-ci est déjà en grande partie comblé grâce à la remontée historique des marchés. Je rappelle que le bilan de la BNS est de 850 milliards et qu’elle possède dans ses coffres 86 milliards de distributions futures de ses bénéfices, qu’elle aurait déjà dû verser aux cantons et à la Confédération. De quoi largement payer cette crise et soutenir l’AVS.
- Faut-il craindre pour les caisses de pension et nos retraites, déjà lourdement pénalisées ces dernières années?
- Je dirais qu’il faut s’occuper de tout le système de prévoyance si on veut stopper l’hémorragie. Sur la LPP, nous avons soumis un projet que nous négocions avec l’Union patronale suisse. Pour la faire courte, les mesures proposées augmenteraient les cotisations d’un peu plus de 1% en moyenne, à parité entre travailleur et employeur; mais, en contrepartie, il y aurait un supplément de rente en francs par assuré par mois, qui compenserait la baisse du taux de conversion de la partie obligatoire, le but étant que personne ne perde et que les petites rentes soient améliorées. Nous espérons concrétiser ce projet pour 2022.
- La prospérité de la Suisse est-elle menacée, selon vous?
- Il est évident que nous sommes mieux armés que beaucoup pour résister. Mais au-delà de la question économique, c’est l’atmosphère pesante que l’on ressent qui m’inquiète. Pour la jeunesse en particulier. D’un côté, il y a tous les espoirs de construire un monde plus solidaire et plus écologique, mais il y a aussi cette peur qui s’installe et certaines prophéties sortant de nulle part. «Pendant deux ans, on ne pourra plus se faire la bise», par exemple. Comment entrer dans la jeunesse, cette période de découverte de l’autre, d’apprentissage de la séduction, avec cette perspective, par ailleurs si incertaine? A l’autre bout, il y a les anciens, qu’on agresse parce qu’ils sortent dans la rue. Je comprends la prudence, mais nous devrons résister à la tentation autoritaire, au nom de ce virus ou de celui qui arrivera un jour, de retirer le sel de nos vies et d’éroder, par précaution, notre liberté si chèrement conquise contre les interdits religieux et moralisateurs.
- Cette crise changera-t-elle le monde d’avant?
- Avant le Covid-19 déjà, beaucoup n’adhéraient plus au modèle économique dominant, qui creuse les inégalités et met la planète à mal. Trois mois après, sous l’effet du confinement, ce discours de rupture a encore gagné du terrain. On entend: «Vous voyez qu’on peut faire autrement. On peut moins travailler, moins circuler, moins voler, moins polluer.» C’est vrai. Mais si ce discours reste confiné à une couche de la population – par ailleurs souvent privilégiée –, il ne changera pas le monde. Soit une force se lève, les gens s’engagent en Suisse et ailleurs pour un puissant mouvement civique et politique, soit on reste au stade du discours, d’une manif de temps en temps et d’un peu de consommation à la ferme. Dans ce dernier cas, je crains que nous ne changions rien mais que nous héritions d’une terrible récession. J’en ai vécu une dix ans durant les années 1990, ce n’est pas rose. Une décennie de douleur, 9 milliards de dettes pour le canton, 7% de chômage, des jeunes à la rue… Si c’est ça, le monde ne sera pas meilleur.
- Avant de conclure, je ne résiste pas à vous titiller à propos des 80 millions de rallonges réclamés par l’Hôpital Riviera-Chablais, dont vous êtes l’un des artisans…
- Je ne veux pas esquiver la question mais, n’étant plus chargé du département, j’ai un devoir de réserve à respecter. Je sais juste qu’il y a les surcoûts inhérents à ce type de projet et aux choix faits par un établissement autonome qui devra les rembourser dans la durée. En outre, il y a dans ces montants plus de 40 millions qui ont été prévus dès le début, parce que, lors de la première année, la fermeture de cinq sites et l’ouverture d’un nouveau ne peuvent se faire sans perte de recettes importante. Ce projet remplace cinq sites vétustes qu’il aurait fallu entretenir pour des coûts d’investissement et de fonctionnement autrement plus importants.
«PYM» en trois dates
• 1999: Premier mandat politique, à 22 ans, comme conseiller communal de la ville de Lausanne.
• 2000: Entrée dans le monde syndical, en tant que secrétaire régional Vaud-Fribourg de la FTMH.
• 16.03.2020: Assiste à l’annonce de l’état d’urgence en Suisse, le jour de ses 52 ans.
L'éditorial: le moment de revivre
Par Michel Jeanneret
La Suisse s’apprête à retrouver un semblant de vie normale. Mais dans quel état? Au moment de sortir la tête de nos quatre murs et du sable, le tableau de ce pays qui se re- met en marche n’est pas folichon: économie chancelante, cortège de faillites et de dépressions à court et à moyen terme et très peu de certitudes scientifiques sur l’avenir, hormis celle que seul un vaccin viendra vraiment à bout du virus, probablement dans plus d’une année.
Mille et une questions et autant de reproches viennent gâcher le retour progressif des libertés rognées par le confinement. «La situation exigeait-elle vraiment qu’on détruise ainsi l’économie?» «On aurait dû fermer plus vite les frontières pour éviter de pénaliser le marché intérieur.» «Com- ment expliquer notre impréparation?» «Pourquoi ouvrir les restaurants et pas les salles de spectacle?» La liste des griefs, des doutes et des amertumes est sans fin. Mais quoi de plus légitime après ces semaines tragiques pour certains et angoissantes pour tous ceux rattrapés par la précarité?
Pierre-Yves Maillard, notre grand interlocuteur de la semaine, aborde cette période d’incertitude avec volontarisme. Quitte à heurter les adeptes du principe de précaution, le politicien et leader syndicaliste estime que «si on peut revivre, il faut essayer». Pour ce pragmatique pur et dur, qui ne voit pas dans cette crise une occasion de remettre en question le système, le temps est surtout venu de relancer la machine. Sinon la facture sociale de cette mise en veille collective sera, selon lui, plus funeste que le virus lui-même. Il est aussi urgent de recouvrer des libertés chèrement acquises et sournoisement rabotées par des me- sures d’exception.
Le conseiller national a en tout cas le mérite de proposer une option claire en ces temps d’incertitude en jouant la carte d’un déconfinement franc et rapide. Aura-t-il tort ou raison? La réponse se loge en partie dans le génome du coronavirus, ce truc minuscule programmé lui aussi pour croître, mais sans se poser de questions.