«Si on ne s’amuse pas, on crève», disait le cinéaste John Cassavetes. Jusqu’à son dernier souffle, l’inclassable Pierre Keller en aura été l’éclatante démonstration. Il a tenté jusqu’au bout, ces tout derniers jours encore, de donner le change face à l’inexorable, alignant devant ses amis, comme des petits verres de blanc vaudois, les pirouettes verbales de son inimitable petite voix de fausset. Comme pour mieux défier et toiser la maladie, dépistée en décembre dernier par ses médecins. «On ne va pas m’abattre au premier tour», disait-il encore à Darius Rochebin il y a quelques semaines, l’œil triste mais encore vif, prêt à jeter toutes ses forces dans la bataille. Mais il savait le combat contre la cirrhose et le cancer forcément inégal.
«La carcasse tient encore»
Terrassé dimanche en fin de matinée à l’âge de 74 ans, Pierre Keller s’accrochait à la vie avec courage et dignité. Jeudi à midi, il mangeait encore un tartare de poisson au restaurant Le Major Davel à Cully, un de ses fiefs, en compagnie d’un infirmier qui ne le lâchait plus d’une semelle. «Tu vois, la carcasse tient encore, j’ai de beaux restes», avait-il chuchoté à son vieux compère Jean-Jacques Gauer, le patron des lieux. Et samedi après-midi, il profitait du soleil sur la terrasse de sa maison de Saint-Saphorin, village de Lavaux où il participait encore régulièrement, malgré sa maladie, aux séances du Conseil communal. Il s’était subitement senti mal et avait été transporté en urgence dans la soirée vers un hôpital lausannois.
Il savait que son temps était compté. Et Pierre Keller aura été toute sa vie un homme pressé, à l’image du héros de Paul Morand. Obsédé par le temps qui passe, incapable de rester en place, menant sa vie à toute allure, ne pouvant supporter l’idée de perdre un instant. Cette «grenade dégoupillée dont on ne savait jamais la longueur de la mèche», dixit l’ancien conseiller d’Etat vaudois Philippe Leuba, était toujours en mouvement, jamais à court d’idées. De graphiste à professeur, mais aussi d’éditeur à consultant en art, d’organisateur d’expositions à collectionneur, cet enfant du petit village de Gilly (VD), près de Nyon, où avaient séjourné Voltaire et Lamartine, aura tout vécu, tout connu. La gloire et le succès comme les vaches maigres, à cette époque lointaine où, rentrant de New York sans le sou, il avait été un temps chauffeur de taxi.
Mais ce sont d’abord les artistes qu’il vénérait: Jean Tinguely, Andy Warhol ou John Armleder, le plus grand artiste suisse à ses yeux. Sans oublier Keith Haring, dont les œuvres s’arrachent aujourd’hui à prix d’or, et disparu à l’âge de 31 ans en 1990: «J’étais à New York, en 1981. J’avais lu dans le Village Voice un court article sur ce type qui faisait des graffitis. Je descends dans le métro, je tombe sur lui qui dessinait sur un mur. Je lui ai mis la main sur l’épaule, il a eu peur, il pensait que c’étaient les flics. J’ai tout de suite pensé à lui pour une affiche du Montreux Jazz Festival: il y est venu dès 1983», se souvenait Keller dans une interview publiée dans Le Matin Dimanche. «Des dessins de Keith Harring, j’en ai des tonnes!» claironnait-il aussi à un autre confrère.
Un «agaçant» directeur
Mais c’est surtout comme directeur de l’ECAL, l’Ecole cantonale d’art de Lausanne, qu’il se fera connaître du grand public romand, après avoir été maître de dessin à temps partiel au Gymnase du Bugnon depuis 1979, puis délégué du Conseil d’Etat vaudois au 700e anniversaire de la Confédération. Tout n’avait pas commencé sans heurt: au moment de sa nomination à l’ECAL, en mai 1995, les coups de griffe n’avaient pas manqué «Agaçant», «manipulateur», «agité perpétuel»… la presse de l’époque ne l’avait pas épargné. «Il fallait pour ce poste quelqu’un qui ait du punch, quelqu’un comme moi, toujours prêt à bondir, répliquera-t-il alors sans fausse modestie. Avec Keller, vous en prenez pour dix ans au maximum.» Il avait un peu bluffé. Il partira en fait après seize années de bons et loyaux services, faisant de l’école une institution rayonnant bien au-delà des frontières.
Politiquement engagé
Sous le slogan «Votez clair, votez Keller», il sera même candidat du Parti libéral-radical au Conseil national en 2011, avec une liste de soutiens longue comme le bras (en fait les noms de tous ses potes, Jean-Claude Biver, Bernard Nicod, Claude Nobs, Patrick Aebischer…). Giflé par les électeurs, il finira cinquième, et s’en relèvera. Mais on se demande avec le recul ce que ce trublion aurait bien pu aller faire dans cette arène fédérale à des années-lumière de ce qu’il aimait et de ce qui faisait son personnage. «J’adore emmerder les gens! Ça me donne de l’énergie», aimait-il à répéter. Cela aura peut-être été son unique motivation derrière cette envie politique. Mais surtout, avec le recul, on se dit que Pierre Keller aura d’abord été un pur produit vaudois, à cheval entre deux époques, celle d’une société encore rigide et intolérante dans laquelle il avait grandi et celle de la Gay Pride, puisqu’il revendiquait une homosexualité assumée en grand militant de la tolérance et des différences, bien qu’il fût lui-même souvent intolérant, il faut bien le dire.
«La colère, c’est ma marque de fabrique», disait-il volontiers. Et il ne s’en est pas privé, avec vacheries, volées de bois vert et sens de la formule. Ses bons mots pourraient alimenter un dictionnaire impertinent, à la manière de Courteline ou de Sacha Guitry. «Vous connaissez Evian? Eh bien, le canton de Vaud est juste en face. Eux, ils ont l’eau, nous, nous avons le vin!» lançait-il par exemple en pleine tournée promotionnelle des vins vaudois, devant un parterre trié sur le volet à l’ambassade de Suisse de Tokyo.
Selon ses souhaits, Pierre Keller reposera dans le petit cimetière de Saint-Saphorin, «avec vue sur le lac», comme il disait. Sa tombe sera la voisine directe de celle d’Evelyne Villard, l’épouse d’un certain Jean Villard Gilles, autre gloire connue bien au-delà des frontières du petit village vaudois.