Pierre-André Marchand, 80 ans, natif de Sonvilier (BE). Résidence: Soulce (JU). Professions: enseignant (retraité), fondateur et rédacteur de «La Tuile» – journal satirique jurassien –, chanteur. Vocation: pourfendeur d’injustices. Sa fiche à la défunte P-27 aurait sûrement ajouté: «Insoumis. A surveiller comme le lait sur le feu.» Marié trois fois, dont la troisième avec Christine Juillerat, qui l’apaise depuis dix-sept ans. Parpaillot devenu agnostique, Marchand est un monument. On l’aime. On le déteste. Sa jolie maison respire le bonheur. Poignée de main franche. Pourquoi «La Tuile» cesse-t-elle de paraître? «Fin 2022, après une pneumonie, j’ai été submergé de crises d’angoisse. Je me suis cramponné, mais j’ai fondu de 12 kilos. On m’a prescrit un traitement plutôt efficace, mais, en juillet, j’ai rechuté.» Exit «La Tuile». Il évoque son ascendance paternelle, l’exil italien de son grand-père horloger, son papa Mario, coiffeur à Sonvilier et pianiste. «C’était un phénomène», confie-t-il. Premier éclat de rire. Il y en aura d’autres.
- Quel gamin étiez-vous?
- Pierre-André Marchand: Un gentil gosse, je crois. Fils unique. Assez bon élève, mais révolté. Un jour, l’instituteur propose le portrait comme sujet de composition. Je m’attaque à celui du directeur. Ça m’a valu deux niaffes dans la gueule. Ma description était pourtant honnête. Mon village, Sonvilier, abritait plein d’anars, pauvres, qui braconnaient des grenouilles pour bouffer.
- Vous définiriez-vous comme un anarchiste?
- Non, moi, je suis libertaire, mais l’anarchie est une belle utopie. J’ai beaucoup lu sur le sujet.
A l’école secondaire à Saint-Imier, «alors un repaire de pro-Bernois», on lui casse la gueule parce qu’il est séparatiste. Ambiance années 1950. La maltraitance morale (et physique) qui s’exerce sur les élèves les moins doués l’indigne. L’élève Marchand se fait remarquer. «Mlle Fallet, une enseignante retraitée qui sévissait encore, demande: «Quelle différence y a-t-il entre les pieds du singe et ceux des humains?» (Il la mime.) Silence général. Je lève la main, sûr de moi: «Les pieds de l’homme, ils sentent le fromage.» J’ai pris une de ces gifles! J’avais 7 ans et demi. Suffit.» Il chérit l’expression. «Suffit.» Pour couper court. Motivé par sa grand-mère, il fera l’Ecole normale à Porrentruy. «Une boîte à cons. Le directeur était une ordure, qui me dénoncera pour appartenance au Bélier. J’ai ses lettres!» Il devient enseignant. «Il y avait une telle pénurie qu’on nous a sortis six mois avant la fin!» Premier poste à Tavannes (BE), puis quatre ans à La Ferrière (BE). «Chaque fois, j’ai eu un super contact avec ces gosses.»
- Vous allez pourtant vous exiler en Colombie?
- Oui, j’avais fait les démarches pour partir en Chine, mais la Révolution culturelle a éclaté et tout fait capoter. Un copain rentrait justement de Colombie. Il m’a convaincu d’y aller. J’ai enseigné deux ans au Colegio Helvetia, à Bogota.
- Votre séparatisme vous a-t-il suivi là-bas?
- Bien sûr! A l’ambassade de Suisse, tout le monde savait. Je dirigeais le chœur du Colegio et j’arborais partout l’écusson jurassien, ce qui était interdit. J’étais aussi correspondant du «Jura libre». Un jour, visite de l’ambassadeur. Et voilà que ce couillon vient me dire: «C’est vous qui faites chanter les élèves… au propre, bien entendu? Vous êtes Jurassien?» Je lui rétorque: «Oui, au propre, bien entendu.»
Rentré en Suisse, il reprend la lutte. «J’étais au Bélier. Je ne m’en suis jamais caché.» Il fallait du cran. Les réseaux «sociaux» et leur anonymat n’existaient pas. Marchand fait une cible de choix.
- Au Bélier, vous avez joué un rôle clé?
- Jusqu’au milieu des années 1960, côté séparatiste, on attendait que Berne nous fasse un coup tordu avant de manifester. Puis on a décidé que c’était terminé. On était en territoire occupé. Il fallait innover. J’ai proposé une politique offensive, basée sur l’humour et la non-violence. Et, sans me vanter, j’ai eu pas mal d’idées originales: boucher les rails du tram à Berne, envoyer des gars suspendre un drapeau jurassien au clocher de la cathédrale, occuper l’ambassade de Suisse à Paris. En général, on n’y allait pas nous-mêmes. On était tous sur écoute et trop connus. Les Bernois étaient fous de rage. L’internationalisation du problème jurassien nous a donné un vrai coup de pouce.
- Ce goût pour la provocation, il vous vient d’où?
- Je ne pense pas être un provocateur. Je suis sans filtre, naturel. La provoc, c’était surtout vrai à l’armée, où il y avait cent façons de faire chier les officiers. J’ai adoré ça. Je lisais beaucoup. Le personnage de Till Eulenspiegel (Till l’Espiègle, saltimbanque malicieux de la littérature populaire allemande, ndlr) m’a inspiré. Il fait le contraire de ce qu’on lui demande. Sublime.
- Deux principes essentiels vous ont accompagné tout au long de votre vie: on ne balance pas les copains et on protège ses sources. D’accord avec ça?
- Absolument. Il m’est même arrivé d’être jugé pour des propos que je n’avais pas écrits dans «La Tuile». Les gens venaient me parler. Un jour, on sonne à ma porte. Un immense type. Je reconnais l’ancien procureur, qui venait de quitter ses fonctions. Il est arrivé avec deux cabas remplis de classeurs. «J’ai des choses répugnantes sur le chef de la police, me dit-il, et vous êtes le seul à qui je peux faire confiance.» On s’est vite tutoyés. «La Tuile» a toujours été une histoire d’amitiés.
Pierre-André Marchand a su s’entourer. De pointures. Des musiciens dans la chanson, des dessinateurs dans «La Tuile». Il bénit le génie de Leiter, dont l’anticléricalisme n’a pas toujours été bien perçu dans le Jura, la virtuosité de Guznag (Julien Schmidt de son vrai nom). Pour ce dernier, il a même le regard d’un père. Pas étonnant: c’est le fils de Christine. Celle-ci a préparé un gâteau aux pommes. Ça fleure bon la cannelle. Elle le pose sur la table, recouverte de lettres de lecteurs orphelins. Remontant dans ses souvenirs, notre alerte octogénaire digresse. Il évoque ses copains disparus: Melki l’acteur, le cinéaste Jean-Daniel Pollet, le peintre Manesse, le grand reporter Christophe de Ponfilly, tous rencontrés à Paris. «Mes copains, c’était des fous», souligne-t-il. Un souvenir parmi d’autres? «Un soir, j’ai raccompagné Antoine Blondin, bourré, chez lui, rue Mazarine. Moi, c’est Verlaine que je ramenais. Quel personnage!»
- «La Tuile» a été lancée en 1971. Beaucoup ont dû penser qu’à l’entrée en souveraineté du canton, en 1979, elle n’aurait plus de raison d’être, non?
- Les premières années, les gens étaient heureux. Le ton manichéen de «La Tuile» – les méchants pro-Bernois – les faisait rire. Très vite cependant, le Rassemblement jurassien (RJ) m’a pris en grippe. Roland Béguelin n’avait pas de prise sur moi et ça l’agaçait, lui qui contrôlait tout. Il était quand même abonné. Le RJ m’a ensuite reproché d’attaquer de prétendus Jurassiens. Pour moi, un salaud est un salaud. Des gens me disaient: «Alors, quand le Jura sera fait – et c’était imminent –, «La Tuile» n’existera plus?» Je répondais toujours: «C’est là que ça va commencer.» Je plaisantais. Mais rendez-vous compte: au cours des trente premières années d’existence du nouveau canton, j’ai alpagué deux chefs de la police cantonale, condamnés pour escroquerie. Inouï, non?
Au tableau de chasse de «La Tuile», des scandales en cascade. L’affaire Künzi pour démarrer, à Porrentruy (1971), l’affaire Künzler (1976) à Saint-Ursanne, la vente finalement non réalisée de terres ajoulotes à la secte Maharishi (2005), un trafic de BMW au sein de la police (2007), le «pornogate» (2010), entre autres.
Pierre-André Marchand a parfois la plume féroce, le verbe hargneux. Il dézingue, mais ne ment jamais. Juré. Au tribunal, ses répliques font mouche. Un plaignant lui balance: «Votre journal, c’est une poubelle.» Il rétorque: «Forcément, puisque vous êtes dedans.» Un sacré numéro. Le projet de géothermie profonde qui secoue en ce moment le Jura le révolte. A 80 balais, Marchand montre encore les dents avec une fougue comparable à celle qui l’avait conduit quatre mois derrière les barreaux à Bellechasse (FR). Une peine militaire pour avoir rendu son uniforme après avoir effectué son service et un cours de répétition.
On aborde sa vie privée. «Je me suis marié trois fois. Mon premier mariage a été un immense échec, puis j’ai rencontré une femme sensationnelle. On a eu deux filles, mais ça s’est fini en divorce. Ma grande est née à Montréal, où j’enseignais et je chantais. C’est drôle, parce que j’ai récemment retrouvé un vieux journal, j’y formulais ma plus grande ambition: avoir un jour un gosse qui m’appelle papa.» Touchant.
- Vous êtes donc rentré du Québec jeune papa?
- Oui, ma fille aînée devait avoir 6 ou 8 semaines. Peu de temps après, ma femme m’annonce être de nouveau enceinte. Je m’excuse d’avance de raconter cela, mais c’est important. Plusieurs de ses copines ont tenté de la dissuader d’accoucher à Delémont. En vain. La grossesse arrive à terme. Ma femme a du retard, mais on va à la maternité. A l’époque, dans de tels cas, la présence du médecin-chef accoucheur était requise en salle. Ma femme s’apprête à accoucher. Je suis présent. Une bonne sœur l’incite à pousser. Elle pousse. Un jeune toubib est également là, mais il n’ose pas intervenir parce que le chef doit arriver. On l’attend. «Poussez!» répète la sœur. Moi, je gueule: «Mais appelez donc ce toubib!» Il faut imaginer la scène. Cela ne se passe pas bien. Je vais assister à l’assassinat de mon fils.
- Quoi? Mais qu’est-ce qu’il s’est passé?
- Mon épouse s’épuise à pousser. Moi, je menace d’aller casser la gueule au médecin-chef s’il ne se pointe pas. Il arrive. Et là, comme on le ferait avec une pince à poulet, il découpe ma femme. Le gamin apparaît, étranglé par le cordon ombilical. L’horreur. Le jeune toubib aurait très bien pu couper ce maudit cordon plus vite, mais non. Et voilà que ce beau gros bébé de 3,5 kilos n’est plus qu’un poids mort. Ces fumiers de médecins parleront de malformation congénitale. En attendant, j’ai quitté l’hôpital avec mon gamin dans un cabas. J’ai dû l’emmener moi-même à Berne, vous imaginez? Heureusement qu’un de mes amis s’est précipité pour m’y conduire. Moi, j’étais fou. En route, j’ai hésité à laisser le cabas dans un fossé. A Berne, d’autres médecins l’ont pris en charge. Ils lui ont ouvert et refermé le crâne. Aveugle, le gosse a survécu cinq ans là-bas. Cinq ans. Voilà. C’était ça, mon fils. Cet enfant, ils me l’ont tué. Et c’est le seul combat que je n’ai pas eu le courage de mener.
Il s’excuserait presque, le père Marchand, d’avoir perdu ce fiston dont il rêvait, ado, qu’il l’appelle un jour papa. Silence pesant. «Ensuite, par bonheur, il a eu une deuxième fille», reprend Christine. Pierre-André Marchand confirme et sourit. «Et le plus fou, c’est que Guznag, mon beau-fils, est né le même jour que cet enfant disparu, plus tard.» Rideau.