A travers les ruelles d’Ollon, une mélodie de piano nous guide jusque devant une modeste maisonnette. Le coup de sonnette interrompt la musique et le pianiste Thierry Lang nous ouvre la porte de son royaume. Au premier étage, un grand Steinway de concert occupe la moitié de l’espace. Le musicien avait pu se l’offrir en 2004, après avoir reçu les 100 000 francs du Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la promotion et la création artistiques. L’instrument avait dû être amené par hélicoptère, la moitié du village assistait à la scène.
Sur le clavier, les mains du pianiste s’animent naturellement. «J’ai commencé à en jouer l’âge de 5 ans et c’est tout de suite devenu quelque chose de très important pour moi. Depuis, j’en ai fait des kilomètres avec les doigts! Mais le son du piano me touche toujours autant, j’en suis toujours complètement amoureux.»
L’année dernière, Thierry Lang s’est prêté à l’exercice d’une biographie, parue aux Editions Attinger sous la plume de Pierre-Dominique Chardonnens, avec comme sous-titre «Entre un sourire et une larme»… «Parce que ça a rebouillé pas mal de choses, dit-il avec l’accent d’ici, des histoires qu’on essaie d’oublier. En me remémorant différents moments de mon adolescence, j’ai réalisé comment la musique avait été mon refuge.»
Le 16 décembre 1956, dans la bonne ville de Romont, le docteur Francis Lang, chef de clinique à l’hôpital de Billens, aide son épouse Sylvia à mettre au monde leur quatrième fils, qu’ils appellent Thierry. Laissant le nouveau-né aux bons soins des sages-femmes de la maternité, le couple part peu après en vacances. Le nourrisson cesse alors de manger, de prendre du poids, jusqu’au retour de ses parents. Soixante-cinq ans plus tard, le pianiste se demande sincèrement si la mélancolie propre à sa musique n’est pas fille de ce premier abandon.
«Mon papa bossait quatorze heures par jour, il était totalement dévoué à ses patients. Comme chirurgien, il opérait aussi bien les appendicites qu’il posait des prothèses de hanche. Il faisait le boulot de tous les spécialistes actuels. Mais avoir une grande famille et être souvent absent, c’est un peu… dommage.»
En 1962, un événement s’inscrit profondément dans la mémoire du futur musicien: l’incendie de la grande maison familiale. «J’avais 6 ans seulement mais je me rappelle avoir retrouvé mon ours en peluche méconnaissable, et puis le piano dont la couleur des touches s’était inversée sous l’effet du feu.» Le temps de la reconstruction, les Lang s’installent dans le chalet familial aux Paccots. C’est là-haut qu’il rencontre Carlo Crisci, dont le père tient un café-restaurant et que se noue avec le futur grand chef de Cossonay une amitié qui dure toujours.
En évoquant ses plus anciens souvenirs, Thierry assure plusieurs fois ne pas vouloir noircir le tableau. «Mais on a été éduqué comme ça, d’une manière assez stricte, on n’avait pas tellement ni le droit ni l’envie de s’épancher sur notre sort, on cachait nos émotions. On ne manquait de rien, sauf peut-être de l’essentiel…»
Comme ses frères avant lui, arrivé à l’adolescence, Thierry est envoyé en internat, au collège de Champittet, à Pully. Le séparant de ses copains du collège Saint-Charles de Romont, le déménagement est brutal, et il se souvient d’avoir «rempli quelques oreillers de larmes». «Si je n’avais pas eu la musique comme exutoire, j’aurais peut-être mal fini. Le piano m’a permis d’exprimer mes rages et mes émotions.»
Autour de l’instrument du pensionnat, une rencontre avec un certain Daniel Perrin va précipiter le destin des deux musiciens. Comme Thierry à Romont, Daniel est le fils du médecin de Grandson. De deux ans son aîné, il joue déjà du jazz et leur amitié se scelle en jouant les partitions du fameux «Real Book», une bible réunissant tous les grands standards du jazz.
Le samedi, les deux amis se retrouvent chez l’un ou chez l’autre pour jouer les morceaux qu’ils se sont promis d’apprendre durant la semaine. Pour prolonger les week-ends, les deux lascars se font de plus en plus souvent porter pâles, Thierry se faisant passer pour le docteur Perrin et Daniel pour le docteur Lang afin d’excuser par téléphone leur absence à l’internat! Jusqu’à ce que leur supercherie soit découverte et les deux renvoyés. A Thierry, il faudra encore le courage d’une fugue jusqu’en Grèce avant d’oser affirmer à son père: «Je veux être pianiste, jouer, accompagner, composer, je le sais maintenant, je te l’ai tellement dit!»
Jusqu’à l’âge de 20 ans, Thierry Lang avait mené de front des études classiques et de jazz. En jouant Mozart, Bach, mais aussi Debussy et Ravel, il a acquis une formidable technique, suffisamment solide pour être à l’aise dans la vastitude des répertoires. A 15 ans, il a découvert le pianiste Bill Evans, qui fait le lien avec le jazz. «Ce qui m’a fait opter radicalement pour le jazz, c’est mon envie de composer et de jouer mes propres morceaux, de pouvoir les interpréter avec plusieurs musiciens, une symbiose impossible avec un orchestre symphonique.»
Aujourd’hui encore, Thierry Lang aime bien «écrire un peu tous les jours». Avec un crayon noir et une gomme sur des blocs de papier à musique. «Mais jamais à l’ordinateur, je n’aime pas l’informatique. En général, mes meilleures pièces, je les commence et les achève le même jour.»
En comptant «Célébration», enregistré avec le fidèle bassiste Heiri Känzig et qui sortira le mois prochain, Thierry Lang a publié quelque 25 albums. Du premier 33 tours avec Daniel Perrin aux albums enregistrés pour Blue Note, l’un des plus prestigieux labels de jazz, dont il est le premier signataire helvétique, le pianiste a exploré toutes sortes de formations, en duo, en trio, en quartet; il a aussi fait partie du légendaire Piano Seven. Avec l’harmoniciste Toots Thielemans, le trompettiste Paolo Fresu, le violoniste Didier Lockwood ou encore le chanteur David Linx, le pianiste a promené son inspiration dans toutes sortes de répertoires, allant jusqu’à réinventer («Lyoba Revisited») quelques chefs-d’œuvre du patrimoine national comme «Le ranz des vaches» ou «Le vieux chalet».
Outre son toucher délicat, son phrasé élégant, sa discographie est tout empreinte de mélodies. «C’est le plus important pour moi. Dès que le jazz s’éloigne de la mélodie, il devient élitaire, ce qu’il est de toute façon un peu.»
En 1989, à l’issue d’un concert qu’il donnait au club Chorus, à Lausanne, Thierry Lang a rencontré «Myrtille», ainsi qu’il surnomme la jeune bibliothécaire qu’il épousa l’année suivante, avant qu’elle ne donne naissance à Benjamin, leur premier enfant, puis à Valentine en 1992. «Mes enfants ne sont pas musiciens, mais il ne se passe pas deux jours sans que l’on s’envoie un SMS pour se dire que l’on s’aime très fort. Pour moi, c’est une petite revanche sur ma jeunesse.»