Un éclat de rire d’abord, provoqué par un dessin tiré de l’album «Les mots du Chat» (Ed. Casterman), sorti à la mi-octobre. On y voit la Vénus de Milo avec ses bras (!), faisant valser des hachoirs au-dessus de sa tête. La légende indique: «Dans quelques secondes, ce sera le drame…» Du Geluck pur jus. En cette fin de décembre 2021, l’auteur belge a bravé le front du covid pour venir à Genève avant l’arrivée de son expo en plein air «Le Chat déambule.» Echange sur la forme et (surtout) le fond.
- Vivre de vos pitreries a été la chance de votre vie, avez-vous dit un jour. Vous persistez?
- Philippe Geluck: Absolument. Rien n’a changé depuis mon enfance, où je faisais rire les autres, en classe. Faire le pitre est ensuite devenu mon métier et m’a permis de faire vivre ma famille. Une chance inouïe.
- On vous définit volontiers comme un amuseur, ça vous va?
- Oui, je revendique le terme, y compris dans ma production artistique.
- Peu d’artistes aimeraient voir leurs œuvres qualifiées d’amusantes. Vous, c’est l’inverse!
- Je connais des collectionneurs qui me disent que chaque matin, en passant devant mon tableau, ils rient. C’est quand même quelque chose! Mais dans l’histoire de l’art, soyons objectifs, rares sont les chefs-d’œuvre qui suscitent le rire.
- Dans votre dernier album, un dessin représente une prostituée talibane en niqab, avec une grille à l’entrejambe. Jouer avec les symboles de l’islam, n’est-ce pas trop osé?
- J’ai fait des dizaines de dessins autour de la burqa! Certains emblématiques comme «8 h 30, Kaboul, une femme afghane emmène sa fille à l’école et en profite pour sortir les poubelles»: on ne distingue pas la gamine du sac poubelle. Le dessin que vous mentionnez est à double détente.
- Ce qui dérange, c’est le rapport au sexe, auquel on associe rarement les femmes musulmanes dans l’imaginaire collectif…
- Bien sûr, mais comment les talibans imaginent-ils la femme? Comment la considèrent-ils? Pour moi, ce dessin n’est pas choquant. Forcément, je joue sur la frontière, mais c’est mon rôle. Quand je parle de Dieu, quel qu’il soit, je reçois toujours des courriers un peu énervés. Pourquoi? Pour avoir évoqué Dieu? Non, mais ça va quoi! Ce sujet appartient à tout le monde.
- Vous revendiquez le droit d’emmerder Dieu, pour paraphraser le titre du livre de l’avocat de «Charlie Hebdo»?
- Si Dieu nous a créés, comme le prétendent certains, il nous a faits tels que nous sommes, donc dotés du sens de l’humour. Si Dieu est aussi parfait qu’on le dit, il doit avoir le sens de l’autodérision. Ce sont des questions d’ordre philosophique. Moi, en abordant des sujets sensibles au second degré, parfois de manière dérangeante, je contribue à faire évoluer les mentalités.
- Votre père était un militant communiste. Sur les questions liées à la religion, a-t-il affûté votre regard critique?
- Il me poussait au crime! Le Christ et les curés sont omniprésents dans mes premiers dessins humoristiques, dès l’âge de 11 ans. A l’époque, je lisais «Hara-Kiri». L’insolence me paraissait le plus beau des projets.
- Vous êtes un orfèvre du second degré, mais est-il encore compris aujourd’hui?
- C’est un vrai combat. Cela fait longtemps que je considère que nous devons faire de la pédagogie sur le second degré avec les enfants et les jeunes. Il faut les initier. Tout le monde fait du second degré. Quand un papa joue avec son enfant de 3 ans, qu’il lui fait des câlins et que, à un moment donné, il lui mord le ventre en lui disant: «Je suis le loup, je vais te manger!» C’est du second degré! Il ne va pas le manger vraiment.
- Le retour de la morale est frappant dans nos sociétés. Il vous inquiète?
- Je parlerais plutôt de raidissement. Cela ne m’empêche pas de continuer très modestement mon chemin. Je n’ai pas dévié dans mes insolences. Au contraire. Et je pense faire quelque chose de vertueux pour la nouvelle génération. Quand des mômes de 9 ans me disent lire «Le Chat», je me dis que pour ceux-là, au moins, c’est gagné.
- Cela n’empêche pas l’idée même de la transgression d’être mal admise. Que faire?
- Je ne prétends pas avoir la solution, mais qu’est-ce qui est important dans la transgression sinon de flirter avec la limite? Aujourd’hui, la limite est plus restreinte, c’est indiscutable, mais on peut encore la titiller. Il faut continuer. On prétend parfois qu’un Desproges ne pourrait plus dire ce qu’il disait dans les années 1970. Je pense, moi, qu’il le dirait, mais d’une autre façon. Fabrice Eboué, Gaspard Proust ou Blanche Gardin sont les Desproges d’aujourd’hui. Le combat n’est pas perdu.
- L’évolution de la satire s’inscrirait-elle dans des cycles?
- Je le pense, oui. Il y a des moments et des lieux où la liberté d’expression est plus menacée qu’à d’autres. Mon père se régalait des histoires qui circulaient sous le manteau en URSS, sur le pouvoir. Partout dans les pays totalitaires, on rit aux dépens du pouvoir. Un jour, un ami de mes parents, rescapé des camps nazis, m’a raconté que les déportés aussi riaient. Ça m’a bouleversé. Ce jour-là, j’ai compris l’importance du rire de résistance, du rire qui doit savoir fermer sa gueule quand le kapo passe pour mieux contre-attaquer ensuite.
- Votre privilège a été de créer un personnage transgénérationnel: le Chat.
- C’est vrai. Et qui se transmet d’une génération à la suivante! A Bruxelles, je travaille sur un projet de musée où les écoles pourront venir et dialoguer. Le questionnement est essentiel.
- Comme Zep, pour faire une analogie, vous êtes quelqu’un de simple et talentueux qui a réussi un truc extraordinaire. Cela vous a projetés tous les deux dans une autre dimension. Zep semble parfois emprunté par sa propre réussite. Et vous?
- Je n’ai pas changé, je crois. Si, mon épouse et moi servons du meilleur vin aux amis, mais je n’ai ni montre de luxe ni grosse bagnole. On a acquis un beau bâtiment à Bruxelles, un peu pour se mettre à l’abri si jamais le vent devait tourner. En dehors de cela, rien.
- Il y a onze mois, le Chat se pavanait pourtant sur les Champs-Elysées! Le voici à Genève. Et bientôt, vous ouvrirez un musée à Bruxelles…
- Oui, mais il s’agira du Musée du Chat et du dessin d’humour. Ce ne sera pas un Musée Geluck. Il le sera par la force des choses, parce que je suis totalement impliqué, mais je suis d’abord quelqu’un d’enthousiaste et de très partageur. Le rire est la plus belle chose à partager.
- Vous ne vous sentez pas écrasé par votre propre nom?
- Non. Ce projet, c’est comme une récompense. Je suis un amuseur, on l’a dit, mais aujourd’hui, je suis aussi un transmetteur. Très honnêtement, je ne cherche pas à laisser une trace. Quand je serai mort, je serai mort, donc je m’en fous. Anticipativement, je peux me réjouir à l’idée que, une fois disparu, des gens continueront de rire avec mes trucs. N’empêche que moi, je ne serai plus là.
- Vous avez fait plein de choses dans votre vie: BD, radio, télé, peinture, sculpture, un musée demain. Explorer de nouveaux territoires est-il ce qui vous motive?
- Oui, me remettre en difficulté, en danger. Je relève des défis, mais je ne le ferai pas dans n’importe quel domaine. Je ne composerai aucun concerto, je n’écrirai pas de roman, je ne réaliserai pas de film. Je connais mes limites.
- La sculpture, ça remonte à quand?
- J’en ai toujours fait. Gamin, je créais des personnages en papier mâché. C’était déjà de la sculpture. A Bruxelles, j’ai retrouvé une œuvre datant de 1973, baptisée «Autoportrait»: une langue, un nez et des lunettes. J’avais 19 ans.
- Pourquoi avoir choisi d’exposer à Genève après Paris, Bordeaux et Caen?
- Je ne me suis jamais posé la question! Pour moi, Genève tombait sous le sens tant je connais et j’aime cette ville, qui par ailleurs a immédiatement adhéré au projet. Le Chat a toujours reçu un accueil enthousiaste en Suisse romande.
- La question de la pertinence d’une expo de sculptures d’un personnage emprunté à la bande dessinée vous paraît-elle légitime?
- Alors, honnêtement, je ne sais pas. Je n’ai pas de réponse. Certains veulent tout catégoriser. D’aucuns prétendent que la BD n’a sa place ni aux murs d’une expo, ni aux cimaises d’un musée. Rappelons que, à la fin du XIXe siècle, des gens pensaient que les impressionnistes n’avaient pas leur place dans les salons de peinture parisiens.
- Ce sont leurs héritiers qui s’interrogent?
- Oui, les sachants: ceux qui savent ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Ces gens-là ont toujours existé. Ils ont dit que la photographie, c’était de la merde, que le cinéma ne marcherait jamais, etc. Ces gens-là se sont toujours gourés. Toujours. La seule réponse qui vaille, c’est l’auteur russe Anton Tchekhov qui la donne: «Les œuvres d’art se divisent en deux catégories: celles qui me plaisent et celles qui ne me plaisent pas. Je ne connais aucun autre critère.»
- Les critiques d’art ont toujours un peu méprisé la BD.
- Oui, la bande dessinée, l’humour, les arts populaires. Selon un prof de sculpture, j’aurais dû réaliser des bronzes polychromes. Une seule des œuvres exposées l’est partiellement: «Le martyre du Chat», au corps transpercé de crayons de couleur. J’ai répondu à ce monsieur que son idée était la moins bonne du monde, parce qu’on se serait retrouvé au Parc Astérix! Je tenais absolument à jouer avec le classicisme, la patine, etc.
- Par leur générosité, vos sculptures font songer à Botero.
- Ce que je sais par sa fille, c’est qu’il connaît et apprécie mon travail. C’est flatteur. Moi, je fais des pitreries. Certaines sont lourdes de sens. Dans l’expo, j’en identifie trois, consacrées à la liberté d’expression, à la violence routière et à la pollution par le plastique. Je reste pourtant un amuseur qui fait marrer les gens et ça, certains ne l’encaissent pas. Comme si l’art devait à tout prix être sérieux!
>> L'exposition en plein air «Le chat déambule» se tiendra du 21 février au 24 avril sur le quai Wilson à Genève.