Deux mètres trente, c’est la hauteur d’un géant ou celle du plafond dans un appartement. En athlétisme, la marque a la même patine magique que celle des 10 secondes sur 100 mètres ou des 6 mètres au saut à la perche. La dompter, c’est entrer dans un club où, quelques centimètres plus haut, planent de fabuleux oiseaux de proie comme le recordman du monde Sotomayor (2,45 m en 1993) ou les aigles d’autrefois Sjöberg et Mögenburg. «Ah, les patrons…» sourit Loïc Gasch en évoquant ces sauteurs de légende, seul dans la salle boisée d’Yverdon où il s’entraîne dans une délicieuse atmosphère old school, comme si on était revenu en 1960 et que Michel Jazy allait ouvrir son sac de sport dans des effluves de Fortalis.
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Loïc Gasch, 26 ans, né et ayant grandi à Sainte-Croix (VD), est un p’tit gars de 193 centimètres, modeste et acharné à la fois, fort occupé à digérer la barre qu’il a franchie le 31 juillet, un après-midi inondé de soleil dans le coquet stade d’Aarau. Il n’en a pas oublié une seconde: «J’ai abordé ce meeting alors que je me trouvais dans une période de grands changements. Pour moi, 2020 est une année de tests, de laboratoire. J’ai changé d’entraîneur il y a deux mois et j’ai revu toute ma structure d’entraînements. Même si je suis confiant en mes choix, tout se met en place, avec des doutes. En plus, je suis en plein déménagement. J’avais porté des cartons toute la semaine…»
Là-bas, il passe un premier saut à 2,06 m, pour s’échauffer. Puis 2,12 m et 2,20 m, du premier coup. A 2,25 m, il réussit au troisième. Demande 2,30 m, à un centimètre de l’antédiluvien record de Suisse, les 2,31 m que le Bâlois Roland Dalhäuser, maillot rouge et moustache conquérante, réussit en 1981 en Allemagne. Au deuxième essai de Gasch, la barre tremble, tombe. «Avant de m’élancer pour le troisième, j’ai pensé à mon nouvel entraîneur, Dominique Hernandez, à Toulouse. Jusqu’ici, il avait le même record personnel que moi, 2,27 m. Il m’avait amorcé en me disant que je n’étais que son égal. Il fut un des premiers à qui j’ai téléphoné, après.»
Le Vaudois efface la hauteur fatidique, avec un brin de marge. Meilleure performance mondiale de l’année et saut apothéose, récompense pour une dizaine d’années dans le sport d’élite. Or rien n’est terminé: «Je peux aller plus haut, j’en suis convaincu. Il faut que je continue à travailler. Je compterai les médailles dans mon carton quand je m’arrêterai.»
Les jours qui suivent, à son étonnement, il perçoit combien cette performance le fait entrer dans une autre dimension. Lui qui a perdu tous ses sponsors l’an dernier, à cause de multiples blessures, reçoit quatre ou cinq propositions intéressantes, comme il n’en a jamais connu. On lui parle de partenariats, on l’invite à des meetings réputés. Il est assailli de messages. Ceux qui proviennent d’autres grands sauteurs, comme le champion d’Europe Gianmarco Tamberi ou les champions nationaux de Belgique et des Pays-Bas, le touchent en particulier.
Alors tout lui revient en mémoire. Son enfance, ses débuts dans le club de football et la société de gymnastique du village. Les matchs infinis dans les containers, avec les copains du quartier, qu’il a gardés. «Sainte-Croix est une grande famille. J’habitais à côté de la piste de ski éclairée. La dernière descente, je finissais dans mon jardin. Ce fut la plus belle enfance qu’on puisse souhaiter.» Ses parents divorcent pourtant quand il a 6 ans, son père part vivre à Bienne. «Comme j’ai presque toujours connu cette situation, je l’ai bien vécue. Au contraire, j’avais deux fois plus de cadeaux à Noël.» Vivre sur le Balcon du Jura lui apprend à enfiler sa petite laine. «Je suis un frileux. Il me faut toujours un pull et un training. A Aarau il faisait chaud, comme j’aime.»
Après cette enfance jurassienne, la seule date dont il se souvienne est celle du 23 août 2010. Ce jour-là, il entame son apprentissage d’employé de commerce à l’hôpital d’Yverdon et il débute à l’Union sportive yverdonnoise (USY), section athlétisme. «Je voulais jouer au basket. Un ami a tellement insisté que j’ai essayé le saut en hauteur, pour qu’il me laisse tranquille. Je n’ai jamais plus quitté cette discipline.»
Pendant ces années-là, il prend le train deux fois par jour, s’entraîne le soir. «Cela m’allait très bien.» Il travaille aujourd’hui à 80% en tant que comptable, à la commune d’Orbe. Aucune révolte en lui autour du statut du sportif suisse, aucune envie d’être Russe ou Français. «Il ne sert à rien de perdre du temps là-dessus, mon statut est ce qu’il est. Avec les cours et les révisions, mon programme est certes chargé, mais j’aime cela. J’ai besoin d’être occupé. J’ai un poste intéressant, je m’épanouis, je peux me changer les idées. La plupart de mes adversaires sont des pros? Cela ne m’a pas empêché de monter à 2,30 m.» De plus, le saut en hauteur n’est pas le marathon. Inutile d’enchaîner les heures d’effort, tout est question de fin équilibre entre vitesse et puissance. «Je ne peux pas m’entraîner longtemps. De toute façon, si j’envoyais 500 sauts, je ne pourrais plus marcher le lendemain.»
Les blessures, il connaît, il pourrait les grouper dans une thèse. «Je crois que j’ai tout eu, par exemple sept fois le tendon rotulien. J’ai commencé par les chevilles, puis je suis monté au genou, à la hanche, au dos, jusqu’à ne plus pouvoir dormir. En riant, ma physio me dit que je finirai avec la tête.» Là encore, aucun sentiment d’injustice: «J’ai peut-être commis des erreurs. J’ai grandi dans une certaine culture manga où, si on s’entraîne pendant des heures en serrant les dents, on devient champion du monde. La plupart du temps, je ne me suis pas assez écouté. J’ai changé.»
Il a eu envie plusieurs fois d’envoyer valser l’athlétisme. «Par moments, il ne fallait plus m’en parler. Surtout quand je revenais et que je me blessais de nouveau.» Après deux ou trois mois d’arrêt, où il enfilait les paniers de basket, il reprenait cependant le chemin de la paisible salle en bois, au bord du lac.
Jusqu’à ce vendredi argovien, ces 2,30 m. «Je dois maintenant me sortir de l’idée que je suis le petit Suisse qui reste dans son coin. Je dois changer mon regard sur moi, me convaincre que je peux gagner dans de grands championnats. Cela prend du temps, je travaille avec un préparateur mental.» Pas si simple alors que ses adversaires sont ceux qu’il a encore en posters chez lui ou en fond d’écran sur son ordinateur. Son nouvel entraîneur l’y aide. «Il est direct, il ne me place pas sur un piédestal, cela me fait du bien.»
Personne ne touchera au principal, le bonheur de s’envoler. «Le meilleur moment du saut se passe quand je me sens monter. La poussée horizontale devient verticale, la transformation te fait décoller.» Comme un sauteur à skis, comme Simon Ammann, il ne doit jamais forcer. «Je dois réussir à rester zen, être précis et naturel même à des hauteurs inconnues. Tous les soirs, je répète sans cesse les mêmes pas, juste pour cela.» Juste pour devenir un patron.