«Je pratique depuis quinze ans en Ajoie et jamais je n’ai vécu une période aussi chargée en émotions. J’ai vu beaucoup d’éleveurs en larmes, explique Grégoire Theubet, vétérinaire basé à Courgenay (JU). Ils sont très attachés à leurs animaux. Quand ils les perdent, c’est terrible. Dans une ferme, j’ai recensé plus de 30% de pertes! Un drame. Dans certains cas, on apporte une aide psychologique, on explique, on accompagne. J’ai même vu de jeunes confrères vétérinaires secoués.» Ambiance.
Ferme Roy, Porrentruy (JU). Il est 7 h 30 en cette ultime journée d’octobre. La brume s’accroche sur les reliefs. L’atmosphère est pesante dans l’écurie de cette grande exploitation bio où l’on produit lait et céréales, avec vente à la ferme. Un domaine familial prisé des Ajoulots que Benjamin Roy, sa sœur Juliane et un cousin reprendront officiellement le 1er janvier.
L’exploitation, dotée d’équipements modernes, compte 65 vaches laitières en stabulation libre. Elles vont au pâturage voisin, qui grimpe jusqu’à la forêt, ou à la traite en toute quiétude. Elles se font brosser le dos ou les flancs, se posent tranquillement pour ruminer du fourrage. Toutes les vaches ont un nom que les éleveurs connaissent.
Progression fulgurante
Ce matin-là, deux vétérinaires sont présents. Grégoire Theubet, habitué des lieux, se charge des soins. Laurent Monnerat, lui, est le vétérinaire cantonal et le nouveau chef (nommé ce jour-là) du Service cantonal jurassien de la consommation et des affaires vétérinaires (SCAV). «La langue bleue occupe presque tout mon temps», soupire le premier, venu contrôler l’état de gestation des vaches portantes.
«Tout a commencé il y a environ un mois et demi», raconte Benjamin Roy, qui a accepté de témoigner. «On n’a rien à cacher», souligne le jeune agriculteur. Les chiffres officiels sont conséquents. Pas moins de 250 élevages sur le millier que compte le canton du Jura, soit un quart de l’ensemble, sont touchés.
Les premières observations de la maladie de la langue bleue ou fièvre catarrhale ovine (ou bovine) remontent en 1876 en... Afrique du Sud. Vingt-six sérotypes distincts ont été identifiés depuis lors, surtout dans les pays du Sud. L’affection frappe principalement les moutons, mais aussi les bovins et les chèvres. «Vers 2007, il y a eu une vague de sérotype 8 en Europe, qui a entraîné une vaccination obligatoire en Suisse. Le vaccin contre le sérotype 8 s’est révélé très efficace et la maladie a presque disparu, avant que n’apparaisse le nouveau sérotype 3 à l’été 2023 en Hollande», raconte Laurent Monnerat.
Sait-on comment tout a démarré cette fois aux Pays-Bas? «Il y a des spéculations visant le commerce de fleurs fraîches, que les Néerlandais dominent sur la planète, répond le vétérinaire cantonal. Ils en cultivent et en importent de partout. Que le moucheron ait débarqué par ce biais est une hypothèse plausible.»
La maladie de la langue bleue n’est pas contagieuse. C’est essentiel. Elle ne peut pas non plus se transmettre à l’être humain. «Il n’y a aucun risque à manger de la viande ou à boire du lait, insiste Laurent Monnerat. Toute bête présentant des signes de maladie est exclue du cycle de consommation.»
Le responsable? Un moucheron «semblable à ceux qu’on voit sur les fruits» qui aime la chaleur, l’humidité et voyage avec le vent. Il ne représente aucun danger pour les humains et ne pique pas. Ce super-incubateur transmet le virus en grattant la peau, provoquant une plaie où il baigne ses glandes salivaires. Les animaux infectés auraient donc la langue «schtroumpfée»? «Pas vraiment, répond le vétérinaire cantonal. Quand la langue se cyanose, elle prend une coloration bleutée, mais ce n’est pas le symptôme le plus courant.»
La survie du moucheron dépend de la température de l’air. «Il devient inactif sous les 10-12°C, poursuit Laurent Monnerat. Fin juin dernier, il y a eu une explosion de cas en Allemagne et en France. La maladie est revenue. On a relevé un premier cas de sérotype 3 au nord de la Suisse le 30 août et, au même moment, le canton de Vaud a eu affaire au sérotype 8. La carte de l’OFAS est très éloquente sur la concentration des cas.»
Qu’en est-il du taux de mortalité? «Pour les moutons, on doit être autour de 3%, répond Laurent Monnerat. Pour les bovins, on parle ici de 6 pour 1000 pour les exploitations touchées.» Sachant que le Jura compte 50 000 bovins et qu’un élevage sur quatre est impacté, cela donne une idée de l’ampleur du fléau.
Pertes directes et indirectes
Les symptômes alarmants? «D’abord la chute de production de lait, puis la fièvre», indique Juliane. «Une vache présente normalement une température de 39°C au maximum. Sur une bête atteinte, j’ai mesuré jusqu’à 41,8°C», ajoute, estomaqué, Grégoire Theubet.
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Pour les jeunes exploitants, c’est une épreuve. «Au début, on a eu peur, avoue Benjamin Roy. Cela nous a rassurés de voir que certaines vaches guérissaient d’elles-mêmes, mais c’est un stress, une surcharge administrative aussi, à laquelle s’ajoutent les mesures de séquestre qui nous interdisent de vendre du bétail sur le marché ou de déplacer des animaux.»
«Les pertes sont conséquentes et pas toujours chiffrables, poursuit-il. Sur notre exploitation, elles se montent déjà à 10 000 francs, ce qui inclut les bêtes sacrifiées, les frais vétérinaires, sans parler des pertes indirectes en termes de production de lait, difficiles à estimer.» Une red holstein produit environ 7500 litres de lait par an. On peut imaginer le manque à gagner en cas de décès ou d’avortement dû à la maladie.
Etat des lieux
Pour avoir des données plus précises, il faudrait faire dépister chaque bovin. Mesure trop coûteuse. Le SCAV recommande plutôt la vaccination. La Caisse des épizooties jurassienne, qui ne rembourse que les bêtes mortes à hauteur de 90% de la valeur de l’animal, devrait verser plusieurs centaines de milliers de francs à titre compensatoire, confie Laurent Monnerat qui en préside le comité de gestion.
Ce matin, Grégoire Theubet inspecte chaque vache présente à l’écurie «pour savoir si elle peut être remise en reproduction». Gestuelle impressionnante. Quand une bête est malade, le vétérinaire peut traiter les symptômes. «Il s’agit de soulager l’animal, de faire baisser la fièvre.» Les Roy n’ont perdu qu’une seule vache – Imola – à cause de la maladie. La fièvre l’a terrassée. «Ce qu’on observe sur le plan métabolique, c’est qu’une vache en début de lactation constitue une cible privilégiée, poursuit Grégoire Theubet. C’est aussi parmi ces vaches-là qu’on observe le plus de mortalité.»
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Le vaccin contre le sérotype 3, obtenu sur dérogation, est appliqué en deux doses. Il coûte une dizaine de francs. Le vétérinaire désigne Impulse, une vache en souffrance. «Elle a perdu du poids et, sur le plan hormonal, elle est totalement déréglée. Les vaches sont en chaleur tous les 21 jours. Elles mettent bas un veau par an, en général. Chez celle-ci, rien ne se passe.»
Une année noire
«On ne pourra pas l’inséminer rapidement, explique le vétérinaire, parce que pour l’instant elle est en lactation, mais stérile. La question de son avenir sur l’exploitation se pose.»
Benjamin Roy interroge le chef du SCAV sur la date de la levée des séquestres. «Cela pourrait durer jusqu’à décembre en fonction de la météo, répond Laurent Monnerat, même si on constate maintenant une nette diminution des nouveaux cas.»
Les agriculteurs se souviendront de cette année 2024, marquée par un été pluvieux. «Les cultures de céréales ont été misérables», confie Benjamin Roy. Il dit vrai. La pire récolte de blé en Suisse depuis vingt-cinq ans. Le Conseil fédéral vient d’ailleurs d’annoncer que 20 000 tonnes de céréales panifiables supplémentaires devront être importées pour couvrir la demande nationale. Dans le Jura, les éleveurs tirent la langue. Et la leur est rose.