1. Des chiffres qui accusent
A l’heure où le pays vit des heures dramatiques, il ne s’agit pas d’engager une chasse aux sorcières ni de trouver des boucs émissaires. Mais une fois la crise passée, il faudra bien en revanche que nos gouvernants rendent des comptes sur la manière dont ils ont été complètement pris de court.
Deux chiffres, confirmés par l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique (OFAE), démontrent mieux qu’une longue diatribe l’étendue du désastre. Alors que 625 000 personnes travaillent dans le secteur médical en Suisse, et même 50 000 supplémentaires si l’on tient compte du personnel engagé pour les visites dans les centres de jour pour personnes âgées, d’aide aux réfugiés et aux démunis (statistiques fédérales), la réserve stratégique de masques FFP2* qui leur était dédiée n’était que de 170 000 unités, au lieu des 745 000 prévus. Comment expliquer pareille lacune alors que le plan national de pandémie, établi il y a une quinzaine d’années et régulièrement remis à jour, détaille chaque besoin, presque à la pièce près? Par exemple: 30 millilitres par jour de désinfectant pour les mains par personne exposée, ou encore 336 masques d’hygiène de réserve par personne en contact avec les clients dans les cabinets médicaux et les pharmacies.
Ces réserves ont bien de la peine à se matérialiser, malgré les rumeurs faisant état de stocks exhumés çà et là, par l’OFSP ou par l’armée. A l’heure où les Etats s’arrachent – pour ne pas dire se volent – les stocks de masques et où le prix de ces derniers explose, Philippe Béchade, directeur des Publications Agora à Paris, estime qu’en temps normal quelques dizaines de millions d’euros auraient permis d’acheter 1 milliard de masques d’hygiène et plus d’un demi-milliard de FFP2.
2. Des alertes ignorées
En préambule à son interpellation du 24 mars 2006, Susanne Leutenegger Oberholzer écrit ceci: «Certains économistes considèrent qu’une pandémie est le principal risque qui plane sur l’économie mondiale, et donc aussi directement sur la Suisse. Après les réponses peu concrètes que j’ai obtenues à l’heure des questions du 20 mars 2006, je charge le Conseil fédéral de répondre à ces cinq nouvelles questions.»
D’autres parlementaires ont pris le sillage de la Bâloise à cette époque. Ainsi, le 18 juin 2007, feu la socialiste fribourgeoise Liliane Chappuis interpelle le collège de la manière suivante: «Si la Confédération croit à l’efficacité du port de masques de protection et recommande aux gens de les porter, pourquoi ne s’organise-t-elle pas elle-même pour que toute la population en ait?» Suite à son décès subit d’un infarctus, une semaine plus tard, sa question restera à jamais sans réponse.
Puis, le 30 avril 2009, c’est au tour de l’UDC zurichois Thomas Hurter, inquiet de l’apparition de la grippe porcine au Mexique, de prier le Conseil fédéral de répondre à une série de questions, dont deux ont retenu notre attention: les dispositifs de crise des cantons pour faire face à une pandémie sont-ils suffisants, et quelles mesures l’OFSP prévoit-il pour réaliser rapidement des diagnostics de masse? Dans les deux cas, le CF rassure et assure avoir la situation bien en main.
3. Des autorités qui auraient menti?
La question est grave. Et pourtant, à la lecture de certains documents, elle paraît légitime. Au chapitre 9.1.3 du plan de pandémie, page 55, on lit par exemple: «En Suisse, la capacité́ de production des désinfectants est suffisante et elle peut être augmentée en cas de pandémie. Il n’existe donc aucune obligation de constituer des stocks.» Idem concernant les masques de protection. Alors qu’au point 10.1.3 il est écrit qu’il n’existe pas d’obligation de stocker des masques d’hygiène, un peu plus loin, on explique que l’on recommande de disposer de quatre masques d’hygiène par jour pour tout le personnel de santé (soit à peu près 2,5 millions d’unités), ou encore d’une réserve de 50 pièces par habitant (soit environ 40 millions).
Une cacophonie qui laisse perplexe le professeur Robert Steffen (79 ans), considéré comme le père du plan de pandémie (l’un des premiers au monde par ailleurs) et qui, à ce titre, a présidé la commission suisse de la pandémie de 1995 à 2007. «J’ai été horrifié d’apprendre que nous manquions de tout dès le début. Je ne m’explique pas ce bug. A l’époque, notre mission était de cerner les besoins. Tout était prévu en matière de stockage de médicaments, de masques de protection et d’autre matériel. Cela a visiblement été négligé. Malheureusement, je suis trop loin de la question désormais pour dire ce qui a mal tourné», confie, avec une pointe d’accent neuchâtelois hérité de sa mère, ce spécialiste de la médecine des voyages qui œuvre encore en qualité de consultant auprès de l’OMS, notamment comme président de la commission d’urgence Ebola.
4. De la recherche d’un coupable
Il faut bien sûr se garder de conclusions hâtives puisque la plupart des décisions ont sans doute été prises dans le cadre d’une chaîne de responsabilités partagées. Prudents, nous avons donc posé la question à la présidente de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique, la PDC argovienne Ruth Humbel, connue pour exercer un nombre record de mandats dans les domaines de la santé, des assureurs, des cliniques privées, des pharmas et de la recherche sur le cancer. «Je suis incapable de vous répondre. Nous devrons pourtant trouver des explications crédibles, car les manquements s’avèrent très graves en matière de santé publique et de conséquences économiques», constate la juriste alémanique, qui pointe du doigt la pharmacie de l’armée.
Dans le plan sanitaire de la Confédération, il est vrai que cette dernière se voit attribuer certaines compétences logistiques. «La pharmacie de l’armée est chargée de stocker et de distribuer les réserves de masques de la Confédération, mais pas de les constituer. Ce sont les hôpitaux et les cantons qui ont cette responsabilité», précise Andreas Bucher, responsable de la communication du Département de la défense, qui constate, comme s’il s’agissait d’une consolation, que «tout le monde doit faire face à une pénurie, pas seulement la Suisse».
5. Des cantons responsables
Force est de reconnaître que les cantons ne sont pas exempts de reproches dans cette triste affaire. Alors que Vaud déclare utiliser entre 500 000 et 1 million de masques par semaine, selon le médecin cantonal Karim Boubaker, cité par Le Temps, le canton ne fait face que grâce aux livraisons de la Confédération, laquelle affirme en avoir déjà fourni 16,5 millions à l’ensemble du pays ce dernier mois. «Aucune pharmacie valaisanne n’en a reçu un seul et encore moins du Département cantonal de la santé. De Brigue à Saint-Gingolph, il y a zéro masque à vendre», se désole Alain Guntern, président de Pharmavalais. «Le stockage des masques figurant dans les recommandations du plan de pandémie a été respecté de manière très variée d’un canton et d’un hôpital à l’autre», reconnaît Tobias Bär, responsable de la communication de la Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé, avant de concéder: «Il y a des recommandations claires à suivre pour éviter la pénurie et on peut douter que celles-ci aient été suivies de manière rigoureuse.»
Ce constat confirme un rapport établi en décembre 2018 par le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), qui soulignait que les stocks de matériel et de médicaments réalisés par les cantons étaient insuffisants dans le contexte d’une pandémie. Au cours du week-end dernier, la Confédération, via le DDPS, a assuré disposer encore de 6 millions de masques d’hygiène et de 403 000 masques de protection, tout en espérant recevoir bientôt 20 millions de la première catégorie et 950 000 de la seconde.
* Les types de masques
Quelle est la différence entre le masque dit «chirurgical» et le fameux FFP2, devenu l’objet de toutes les convoitises?
• Le masque anti-projections. D’abord conçu pour les malades eux-mêmes, il piège les sécrétions en retenant près de 95% des particules expirées mais ne filtre pas l’inhalation des agents infectieux transmissibles par voie aérienne. Il est à changer toutes les 3 heures.
• Le FFP2. Dotés de coques ou de valves, ces masques de protection respiratoire filtrent près de 92% des particules dans l’air. Sa durée de vie moyenne est de 8 heures.
• Le masque en bec de canard. Son efficacité est comparable à un masque FFP2. Ces derniers sont la protection de référence en cas d’épidémie et réservés au personnel hospitalier.