Le défi était loin d’être mince. Au début des années 2000, la planète se retrouve devant une mission quasi impossible: elle devra produire plus de nourriture au cours de ces quarante prochaines années qu’elle n’en a produit durant les huit mille dernières. La raison? Une démographie qui explose. A l’horizon 2050, selon les prévisions, nous serons plus de 10 milliards d’êtres humains sur terre. Devant ce carrefour de l’impossible dont toutes les issues semblent mener soit à une famine meurtrière, soit à l’épuisement total de la terre, les Pays-Bas prennent le bon tournant: celui de l’innovation sous le slogan «deux fois plus de nourriture pour moitié moins de ressources».
Pour y répondre, les entreprises néerlandaises ont développé une technologie permettant de maximiser la production tout en garantissant des conditions de vie décentes aux animaux. Ce poulailler de haute technologie, construit avec l’aide d’environnementalistes et d’associations de protection des animaux, fait l’impasse sur les antibiotiques et les produits chimiques. Il peut contenir jusqu’à 150 000 oiseaux, de l’éclosion à la récolte.
Petit pays, grandes idées
Vingt ans plus tard, c’est un pari gagné pour un pays dont la superficie est quasi égale à celle de la Suisse. Les Pays-Bas sont aujourd’hui le deuxième pays exportateur de produits agricoles du monde, juste derrière les Etats-Unis dont la superficie est 270 fois plus grande. Mais attention, pas question de faire passer la question écologique au second plan: aux Pays-Bas, produire un kilo de tomates consomme 9,5 litres d’eau alors que, dans le reste du monde, il faut compter en moyenne 214 litres. Et ce n’est pas tout, les Néerlandais n’exportent pas seulement leurs produits agroalimentaires. Le gouvernement, les instituts de recherche ou encore les cultivateurs privés prennent part à des projets de production alimentaire dans le monde entier et vendent leurs connaissances, matériaux et technologies pour des dizaines de milliards d’euros. Bingo.
Dans le centre de production et de recherche sur les algues de l’Université de Wageningen, le professeur Ruud Veloo surveille un photobioréacteur expérimental dans lequel la lumière alimente la croissance des micro-algues. Leurs protéines, lipides, pigments et hydrates de carbone sont prélevés pour l’alimentation, les cosmétiques, l’industrie ou encore du bio-fuel.
Pendant près de quatre mois, Luca Locatelli s’est penché sur cette «exception néerlandaise». Le photographe italien a survolé en hélicoptère, examiné, visité les Pays-Bas, dont la moitié du territoire est consacré à l’agriculture, avec une seule question en tête: comment un si petit pays peut-il nourrir la planète? L’homme passe plus de soixante jours sur le terrain pour tenter de répondre à cette question. Les photos plaisent, impressionnent et Luca est récompensé au World Press Photo 2018: il obtient le deuxième prix dans la toute nouvelle catégorie Environnement.
Food Valley
Dans l’immense serre de 9 hect ares de l’entreprise Siberia B.V., des laitues grasses de deux semaines poussent sous la lueur des lampes LED. Afin de répondre à la demande croissante de produits frais en hiver, les cultivateurs ont installé un système à LED qui émet beaucoup moins de chaleur qu’un éclairage fluorescent. La réduction de la chaleur diminue les besoins d’évacuation de l’air chaud et jugule la perte de dioxyde de carbone nécessaire à la croissance des plantes. Résultat: les cycles de croissance sont plus courts et produisent des millions de têtes de laitue en plus chaque année. «Cet endroit est celui qui m’a le plus marqué lors de ce reportage, explique Luca Locatelli. Je n’avais jamais vu un tel degré de technologie au service de l’agriculture de ma vie.»
Le travail du photographe se concentre en deux points névralgiques. Le premier, c’est la région du Westland. Au sud de la ville de La Haye, sur la côte, se trouve la véritable armoire à grains des Pays-Bas. Réputée pour son horticulture, la région est sous verre sur près de 80% de son territoire. La plupart des fermes sont toujours des exploitations familiales, mais restent très compétitives grâce à une série d’innovations technologiques leur permettant notamment de cultiver la terre 365 jours par an tout en réduisant leur utilisation d’eau, d’électricité et de gaz à effet de serre.
Sur le campus laitier de l’Université de Wageningen, une machine à traire rotative permet à un opérateur de traire jusqu’à 150 vaches par heure. «Cette production de lait massive peut sembler agressive, mais elle ne l’est pas», explique le photographe. En dehors de leurs heures de traite, les vaches sont en stabulation libre et, plusieurs fois par jour, rentrent tour à tour dans cette machine. «Après ce reportage, ma perception de la production agricole a changé. J’ai eu l’impression de me retrouver face à une solution réaliste et non pas utopique, même si l’idée d’une telle robotisation ou technologie associée à l’agriculture m’a déstabilisé.»
De l’autre côté du pays, à 80 km d’Amsterdam en direction de la frontière allemande, se trouve l’université numéro un en matière d’agriculture. C’est ici, à l’Université de Wageningen, surnommée Food Valley pour le réseau de start-up agrotechniques qui fourmillent à ses alentours, que naissent les idées, les expérimentations et les technologies enviées par le monde entier. Dotée d’un énorme campus et d’un centre de recherche, l’université accueille chaque année 12 000 étudiants venus de plus de 100 pays qui souhaitent entreprendre une formation en sciences de la vie, de l’agriculture ou de l’environnement et qui, une fois diplômés, tenteront eux aussi de faire face à des enjeux fondamentaux dans leur pays d’origine.
Ci-dessus, une exploitation familiale néerlandaise traditionnelle dans le Westland, entourée d’une mer de serres. En bas, une ferme installée sur le toit d’une ancienne usine, à La Haye, produit des légumes et du poisson selon une boucle autonome: les déchets des poissons fertilisent les plantes, qui filtrent l’eau des poissons. A la carte des restaurants locaux, il n’est d’ailleurs pas rare de retrouver ces «nageurs urbains».
Dans le bâtiment Lumen de l’Université de Wageningen, la frontière entre les espaces intérieurs et extérieurs est brouillée. Il a été construit selon un budget standard afin de montrer que le recours à des méthodes de construction et à des matériaux durables pouvait se faire sans une augmentation des investissements.