Il paraît que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Patrik Chabbey, lui, en déborde. Des histoires professionnelles, personnelles, véridiques ou inventées, il est intarissable. Et si la vie ne l’a pas épargné en bien des aspects, elle lui a fait don d’un talent de conteur certain, doublé d’un solide sens de l’humour. Pour preuve, l’anecdote liée à l’orthographe particulière de son prénom, qu’il a écrit avec un C jusqu’à ses 20 ans. «J’ai découvert qu’il n’y en avait pas sur mes documents d’origine quand j’ai fait mon passeport, explique-t-il. Mes parents ont dû tomber sur un stagiaire haut-valaisan qui s’est trompé au moment de l’enregistrement de ma naissance. Par respect de la légalité, et un peu par coquetterie, je l’ai gardé ainsi. Je ne sais pas ce que ça signifie au point de vue de la numérologie, mais ça explique peut-être des choses me concernant.»
Né à Sion en 1959, l’homme a été successivement libraire, journaliste, manager de presse et syndicaliste avant de revenir à ses premières amours, la librairie. Il faut dire que l’encre et le papier lui ont servi de refuge dès l’enfance. «Quand tu es d’une timidité maladive, en surpoids, avec des lunettes et qu’en prime tu es premier de la classe, ça a tendance à nuire à ta cote de popularité, rit-il. Mais ma vraie boulimie, c’étaient les livres. J’en ai dévoré une quantité invraisemblable. Je suis passé à côté de certains parce qu’ils n’étaient pas du tout de mon âge. Agatha Christie, Conan Doyle et Jules Verne, ça passe. En revanche, «Les frères Karamazov» ou «Guerre et paix», à 12 ans, c’est plus difficile.»
Papa poule
Lorsqu’il devient père, Patrik Chabbey ne cherche pas à inculquer le goût de la lecture à ses fils outre mesure. «Les choses arrivent quand elles le doivent», assure-t-il. D’autant que sa première paternité s’est révélée plus compliquée que prévu. «Simon, qui a aujourd’hui 25 ans, a fait un AVC périnatal, confie-t-il au détour d’une phrase. Je ne savais même pas que c’était possible. Nous avons dû faire avec, mais l’avons toujours traité comme une personne, pas comme un handicapé. Il y a un peu moins d’une année, il est parti vivre en appartement protégé. Il travaille et est heureux. C’est un mec solaire!»
Arthur, son deuxième fils de 22 ans, a lui aussi une histoire un peu particulière. «Jusqu’à ses 18 ans, il était ma fille, raconte Patrik Chabbey avec tendresse. Dès sa prime enfance, il était évident que la cigogne s’était mélangé les pattes au moment de la livraison. Alors, le jour où il nous a annoncé sa décision, je crois que j’ai un peu cassé son coup. Ça faisait six mois qu’il avait préparé son discours et moi, je me suis empressé de lui dire que je n’attendais que ça.»
Un mal pour un bien
Quant à Martin, le cadet de 19 ans, il est passionné de photographie et rêve d’entrer à l’Ecole cantonale d’art de Lausanne. «Ce n’est pas forcément simple non plus, mais ils sont comme leur père, ils aiment les défis, s’amuse-t-il. Quand les choses ne sont pas sur des rails, ça maintient l’esprit éveillé.» Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la route s’avère parfois sinueuse pour Patrik. En 2020, alors heureux gérant de Payot Sion, il se voit contraint de subir une opération du canal lombaire en raison de problèmes dorsaux récurrents. «La chirurgie du dos est un truc assez aléatoire, précise-t-il dans un sourire. J’ai passé deux ans sans pouvoir travailler. La rééducation ne donnait pas de résultat probant non plus et mon état tant physique que mental se dégradait.» Une période compliquée, qui tombe en pleine pandémie de covid. «Heureusement que ma femme, Susanne, était là pour tenir à flot le navire familial, parce que moi, j’étais HS», se souvient-il avec émotion. Fin 2020, ses médecins le poussent à suivre un séjour de rééducation dans une clinique. «Le troisième jour, le physio me propose de terminer la séance sur une partie de mini-tennis avec des balles en mousse. Moi, quand je suis dans le jeu, j’y suis à 120%, j’oublie tout le reste. Et surtout que j’ai passé 60 balais. Quand il m’envoie une balle croisée, je plonge comme Boris Becker et… j’ai vachement mal !» Après dix jours de douleurs infernales, une radio révèle enfin que Patrik Chabbey s’est cassé le col du fémur. «Mon dos ne va pas toujours mieux, mais j’ai une belle prothèse à la jambe droite, plaisante-t-il. Quand je suis sorti de l’hôpital début décembre 2020, j’ai eu droit à des cannes pour marcher et à 10 centimètres de neige dans la rue.»
Un mois plus tard, c’est l’effondrement psychique. L’auteur se laisse convaincre par sa femme et son frère, Jean-Paul, de partir pour l’hôpital psychiatrique de Malévoz. «Ça m’a fait beaucoup de bien, confesse-t-il. Quand rien ne va vraiment plus, te mettre en cale sèche est une très bonne chose.» C’est pendant cette série noire que lui vient l’idée de se lancer dans l’écriture de fiction. «J’ai passé tellement de temps allongé qu’il a bien fallu trouver un moyen de tuer le temps, se souvient-il. Inventer des histoires était une manière agréable d’y parvenir. Une porte de sortie bienvenue à tous les malheurs qui s’accumulaient.» Pas vraiment une nouveauté puisqu’il avait déjà pratiqué l’exercice sous une forme un peu différente quelques années auparavant, pour un public de choix. «Mes enfants devaient avoir entre 4 et 7 ans et dormaient dans la même chambre durant les vacances, glisse-t-il. Le soir, au moment de s’endormir, on éteignait les lumières et je devais leur raconter une histoire dont chacun choisissait un personnage. Improvisation totale et sacrée stimulation, d’autant qu’ils prenaient un malin plaisir à choisir des protagonistes peu assortis.» La séance quotidienne a un succès tel qu’elle se prolongera durant près de trois ans. Si le conteur avoue des histoires forcément inégales et une inspiration pas toujours au rendez-vous, il lui est également arrivé de parler dans le vide devant des enfants profondément endormis, emporté par la verve du moment. «J’ai gardé un souvenir lumineux de ces moments. Quand j’écris, je replonge aussi dans cette période dorée.»
Résolument tourné vers la vie
C’est donc sur un lit d’hôpital que «Cimetière des Lilas», le premier roman qu’il vient de publier, a vu le jour. Une méthode prolifique, quatre autres ouvrages étant en attente de publication et un sixième en cours d’écriture. «Je pourrais presque créditer l’Hôpital du Valais pour mes nombreux séjours chez eux, rit-il. C’est là que sont nés mes trois premiers romans.» Même si sa vie est parfois digne d’un scénario rocambolesque, Patrik Chabbey ne puise pas nécessairement son inspiration dans les événements vécus. «Ce qu’il y a de génial dans l’écriture, c’est justement de pouvoir inventer», assure-t-il. Parmi les personnages de «Cimetière des Lilas», on retrouve Bruno, un chien fantôme qui lui a enfin offert son canidé idéal. «J’ai eu trois chiens dans ma vie, à des époques distinctes. Trois échecs pédagogiques majeurs. J’ai donc rattrapé mes frustrations en créant Bruno.» Le spécimen qui illustre la couverture est pourtant l’un d’entre eux. Histoire classique des enfants qui réclament un compagnon à quatre pattes pendant des années et finissent par avoir gain de cause. «Je n’ai réussi à imposer que deux choses: un chien pas trop grand et adopté dans un refuge, explique Patrik Chabbey. Et comme dans toutes les familles, les enfants ont fini par partir, mais le chien est resté. Il ne m’a jamais obéi et ne le fera jamais, mais il me force à sortir, à marcher régulièrement. Ce n’est pas plus mal.»
Lorsqu’on lui demande si, au vu de son parcours pavé d’embûches, un gros regret l’étreint parfois, l’auteur s’exclame: «C’est une colle, ça!» Après un très long silence et quelques hésitations, il finit par répondre: «Je ne crois pas. La vie m’a appris à faire au mieux avec ce dont on dispose pour avancer. Il y a eu des occasions manquées, sans doute, mais on ne réécrit pas l’histoire. Dans la notion de regret, on trouve l’idée sous-jacente qu’à un moment donné tu aurais peut-être mérité mieux que ce que tu as eu. C’est un petit peu présomptueux.»
Pas de regrets, donc, mais une douleur bien ancrée. «L’année de mes 20 ans, ma mère s’est suicidée alors que j’étais à la maison. Je ne l’ai évidemment pas compris. S’il doit y avoir un regret, c’est de ne pas avoir su l’empêcher de se foutre en l’air. De ne pas avoir compris ce qu’il se passait et de ne pas avoir pu enrayer la machine. C’est quelque chose qui reste dans un coin de la tête.»
Une épreuve qui explique sans doute son goût pour ce qu’il appelle la «bienveillance active» et cette volonté de partage qui ne le quitte jamais. «J’ai une grande tendresse pour les gens qui cultivent leur part d’humanité et la mettent en œuvre dans ce monde qui en manque de plus en plus.» La garantie que de nombreux antihéros hauts en couleur jailliront encore de son esprit prolifique dans les années à venir.