Depuis l’annonce de sa disparition, le monde de la chanson française, d’Etienne Daho à Véronique Sanson, de Sheila à Didier Barbelivien, rend hommage au pianiste, chanteur et compositeur suisse Patrick Juvet. Chacun salue, avant tout, l’ami et l’homme: un être doux et fidèle, modeste et généreux. Son corps a été retrouvé sans vie le 1er avril, dans son appartement de Barcelone, au 57 Passeig Garcia Faria. «J’étais sans nouvelles depuis trois jours. J’ai demandé à des amis d’aller vérifier, nous explique au téléphone Yann Ydoux, son manager depuis vingt ans.
Après l’autopsie, son corps devrait être incinéré et ses cendres rapatriées en Suisse par sa sœur.» On ne connaît ni la date exacte ni la cause du décès de ce natif de Montreux, qui a grandi à La Tour-de-Peilz. Ancienne star des années disco, il aurait eu 71 ans le 21 août. Il s’était installé dans la capitale catalane il y a vingt ans et nous avait avoué là-bas sa grande solitude en 2018. Il se racontait entre deux sanglots, noyant son spleen dans le gin. Les paroles de sa chanson de 1978 «De plus en plus seul» résumaient son existence: «La vie lui a fait du mal / Et la vie lui a pris son âme / Et il va se cacher pour pleurer / La vie lui passe à côté [...] Il est vraiment de plus en plus seul / Il n’aurait jamais cru / Que la gloire était aussi cruelle.»
La silhouette du Juvet flamboyant n’était plus qu’un lointain souvenir. Il émergeait vers 15 heures. Sa voix avait gardé un fond d’accent vaudois, son visage botoxé avait perdu sa grâce. Au faîte de sa gloire, il avait été l’incarnation du star-système, entre drogue, alcool, cures de désintoxication, Rolls-Royce et jets privés. Un luxe dont avait profité une cour parasite. «C’est toujours moi qui réglais l’addition, mais je ne regrette rien.» Juvet nous avait glissé cette anecdote avant d’aller dîner: «Un jour, un copain m’a proposé de m’aider à déménager. Il a tout embarqué et vendu mon mobilier, mes fringues et même mon piano.» Il ne lui restait presque rien.
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Juvet s’était imaginé très jeune tout en haut de l’affiche. «A 10 ans, j’ai déclaré: «Je serai connu.» A 14, en lisant Salut les copains, je savais qu’un jour j’allais être dedans. C’était ça ou gigolo. Mais je ne travaillerais jamais.» Il rêvait de quitter la pesanteur helvétique et une vie familiale modeste, trop étriquée et stricte à son goût. A 15 ans, il s’était laissé embarquer par un homme à la sortie de l’école. «On partait dans sa Ferrari à Portofino. Il m’a fait découvrir le luxe, la vie dans les palaces, les belles choses. Il était amoureux. C’est resté platonique.» L’année suivante, Juvet découvre sa bisexualité, dont il n’a jamais fait mystère. «Deux ans plus tard, je devenais mannequin à Düsseldorf.»
A 20 ans, il débarque à Paris, où il connaît sept mois de galère. «J’avais obtenu un premier prix de piano au Conservatoire de Lausanne en jouant du Rachmaninov. Je composais depuis l’âge de 12 ans. Avec Alain Chamfort et Véronique Sanson, nous étions trois nouveaux dans le métier.» Etienne Roda-Gil le repère. «Il a dit après l’audition chez Pathé-Marconi: «Lui, il faut le garder.» Mais il ne savait pas quoi faire de moi parce qu’il avait déjà Julien Clerc. Il m’a échangé, avec l’attachée de presse Florence Aboulker, contre Maddly Bamy. La future femme de Brel, alors avec Alain Delon, était mannequin. Elle voulait s’essayer à la chanson.»
Femme élégante et brillante, Florence Aboulker deviendra son mentor. «Elle m’a présenté à Eddie Barclay. Elle a été mon amie et la femme de ma vie. Après sa disparition en 2002, c’est pour elle que j’ai écrit l’autobiographie Les bleus au cœur (sortie en 2005, ndlr).» Mais la première chanson de Juvet, Romantiques pas morts, ne va connaître qu’un succès d’estime. Barclay le convoque sur la terrasse de sa villa tropézienne et l’avertit, sous les quolibets des convives: «Le prochain disque, si tu n’en vends pas, tu rentres en Suisse!» Juvet se fait violence: «On devait rapporter de l’argent. Je suis devenu un chanteur à minettes contre mon gré. J’en ai pris pour huit ans. Véronique Sanson a eu le courage d’attendre pour s’imposer. Moi pas.»
Un soir de 1972, de retour de boîte, chez Florence Aboulker qui l’héberge, il compose La Musica. «Elle m’a dit: «C’est de la merde, mais ça va vendre à millions!» On en a écoulé 500, puis 1000, pour grimper à 1,5 million d’exemplaires.» Femme providentielle, la productrice vendra son appartement afin de permettre à son protégé de poursuivre sa carrière et de passer à l’Olympia. «Un soir, j’ai eu une aventure avec une jeune fille. Je l’ai mise enceinte, elle n’a pas pu garder l’enfant et Florence m’a quitté.» La même année, Claude François, qui chassait les talents mais redoutait les rivaux, lui passe commande. «Je lui ai écrit Le lundi au soleil. Il voyait en moi l’homme idéal.»
Jamais en panne d’inspiration, le Vaudois a le succès au bout des doigts. «Le soir, je m’asseyais au piano, un petit coup de rouge et ça venait tout seul. Souvent, c’étaient des tubes.» Il participe à l’Eurovision en 1973 avec Je vais me marier, Marie et finit 17e. Il fréquente Gainsbourg, Hallyday et le Tout-Paris. Parmi ses choristes, un inconnu sort du lot: Daniel Balavoine. «En 1974, on a fait ensemble mon album Chrysalide. Il m’écrivait les paroles, par terre, dans les chambres d’hôtel. On riait.» Juvet a l’élégance de le laisser chanter seul sur Couleur d’automne. Ce sera son tremplin.
C'est Jean-Michel Jarre, à la fois producteur, auteur et compositeur, qui va faire décoller la carrière de Juvet et lui permettre d’effacer l’étiquette de chanteur à minettes. Pour lui, à Los Angeles, il convoque les meilleurs musiciens de studios: Klaus Voormann, fidèle des Beatles, Larry Muhoberac, le pianiste d’Elvis, et Wah Wah Watson, le guitariste de Herbie Hancock. Entre 1976 et 1977, Jarre et Juvet sortent Mort ou vif et Paris by Night. Côté cœur, pour oublier Aboulker, le Romand se jette dans les bras de Melanie Griffith, mais refuse le mariage. «D’abord c’est la passion, puis l’habitude.» Leur idylle va durer un an. Patrick Juvet flirte avec le funk, puis bascule dans le disco. Et la critique le considère enfin. «Jarre m’a écrit les paroles des Bleus au cœur – «douces comme une caresse», dira mon amie Zouc – et celles d’Où sont les femmes?.» C’est alors le premier tube disco chanté en français. «J’étais amoureux de Jarre, mais il ne partageait pas mes goûts. Je lui avais recommandé une amie à Saint-Tropez, mariée à l’acteur Bryan Southcombe. Il est reparti avec elle: c’était Charlotte Rampling. Il a sorti Oxygène dans la foulée et m’a quitté.»
A chaque rupture amoureuse ou séparation artistique, Juvet déprime et boit. «Je ne savais pas avec qui bosser. En 1978, je suis parti à New York sur les conseils de Nicoletta. Elle m’a dit: «Ma copine Jerry va t’accueillir.» Avec elle, il découvre le Studio 54, Andy Warhol et la jet-set. «Ce soir-là, un type me tape sur l’épaule. C’était Jacques Morali. Il me lance: «Je suis le producteur des Village People.» Macho Man tournait sur les platines et ils avaient vendu 6 millions du titre YMCA. Il ajoute: «Tu as fait Où sont les femmes?, tu peux faire un succès ici.» Le lendemain, ils entrent en studio. «J’ai joué Romantiques au piano. Il m’a dit: «Double le tempo.» Et il a ajouté: «C’est un tube! Un francophone qui arrive à New York doit dire: «J’adore l’Amérique.» C’est devenu I Love America.» Son rêve américain est instantanément numéro un dans 15 capitales.
Juvet tourne pendant deux ans dans 25 pays. Il carbure à la cocaïne et au Quaalude, une drogue récréative relaxante. «La maison de disques en mettait dans nos verres avant les talk-shows afin de nous mettre en condition.» En Suisse, il habite dans les hauts de Montreux. «Il y avait Bowie et les Queen. On faisait des fêtes incroyables. Freddie Mercury me demandait d’aller draguer pour lui. (Il rit.) Sans le groupe, on ne le reconnaissait pas. J’avais le même maquilleur que David. Il me mettait des strass sur le visage. Bowie m’a influencé dans ma période glam.»
Mais, en 1980, tout s’arrête. «J’avais 30 ans, le sida sonnait la fin des années disco. Discothèques et bars ont fermé d’un coup. Ça m’a cassé ma carrière. Moi, comme j’étais fleur bleue, je refusais certaines pratiques sexuelles et j’ai eu la vie sauve.» En évoquant ces souvenirs, Juvet essuie ses larmes. «Je suis trop sensible. Je ne m’aimais pas. J’étais autodestructeur. Un psy m’a dit que j’étais comme un enfant à qui l’on offre un jouet. Au lieu de jouer avec, il le casse.» En 1985, il a 35 ans. Fauché et cramé, il retourne en Suisse vivre chez ses parents. «C’était la honte. J’étais au fond du trou. Ma mère m’a donné la vie deux fois. A ma naissance et lorsqu’elle m’a aidé à combattre mes démons.» Juvet vit alors de ses droits d’auteur.
En 1991, il sort Solitudes, un tout dernier album, avec Luc Plamondon et Françoise Hardy. «Je devais écrire pour Barbara. Elle est partie avant, en 1997.» Dix ans plus tard, il embarque dans la caravane des tournées Age tendre et chante, avec une cohorte d’anciennes gloires, devant un public du troisième âge. Il semble heureux et, en promo du moins, joue la carte de l’autodérision.
En décembre 2017, la mort de sa mère le terrasse. Janine Féty, 89 ans, Parisienne d’origine, avait siégé au Grand Conseil (élue radicale) et dirigé la Croix-Rouge. «Elle était venue se réfugier en Suisse pendant la guerre pour soigner une pleurésie, puis s’était mariée afin de pouvoir rester. Mon père avait un magasin d’électroménager où l’on commandait tous les vinyles américains en import.» Espérait-il revenir au sommet? «J’ai 68 ans. Je fais du Juvet d’avant avec les mêmes accords. Je dois me renouveler et arrêter de boire. Je suis né sous une bonne étoile…» A la nuit tombante, il s’était mis au piano devant une photo de lui et de sa mère, jouant la mélodie triste d’un inédit, Je voulais te dire au revoir. «Elle m’appelait tous les soirs. On s’aimait.» Il est parti la retrouver. Adieu, Patrick Juvet.