Patrick Gyger en a vu d’autres. Mais là, le directeur de Plateforme 10 se retrouve face à une conjonction de défis. Pour ne pas dire une montagne de nœuds à dénouer. Imaginez: à la tête de la plus grande infrastructure culturelle romande, il est à quelques jours d’inaugurer trois musées – le Mudac et Photo Elysée, le Musée cantonal des beaux arts (MCBA), qui fait partie de l’ensemble, est déjà en activité depuis deux ans –, avec à ce stade deux nouvelles directions de musée sur trois (le MCBA et Photo Elysée ont les leurs, le Mudac attend la sienne, pas encore nommée), sans compter une guerre en Europe qui complique tout, que ce soient des livraisons de matériaux pour finir le chantier ou le mouvement des œuvres d’art... L’inauguration de Plateforme 10 aura lieu le week-end des 18 et 19 juin. «Promis», nous assure le directeur, tout sera prêt pour ce projet qui aura requis plus de 200 millions d’investissement. Mais les défis à long terme du pôle muséal – en effectif, une centaine d’équivalents plein-temps et un budget de 25 millions de francs – pointent le bout de leur nez. On en fait le tour.
- Quel rôle pour un tel pôle muséal?
- Patrick Gyger: Avec Plateforme 10, c’est un nouveau quartier qui s’inscrit en marge de la gare de Lausanne alors que les CFF commencent tout juste un chantier de la gare étalé sur dix ans. Le MCBA, Photo Elysée et le Mudac, qui seront dans le même bâtiment, devront dialoguer entre eux constamment. Il faut proposer une offre intéressante pour le public tout en gardant les identités de chacun des musées. Surtout, il ne s’agira pas seulement d’avoir des institutions qui interrogent la société et reflètent le monde, encore faudra-t-il qu’elles donnent envie d’y passer pour prendre un verre ou simplement flâner. Avec deux restaurants ouverts le dimanche, l’offre est aussi gastronomique. On doit sortir de l’idée qu’un musée, c’est toujours pareil. La réflexion portait déjà sur leur rôle, mais elle a été surlignée avec le covid. Ces institutions ont une histoire longue. Il faut poursuivre leur transformation, on doit dépasser la vision des sachants livrant leur connaissance à la plèbe. Là est la mission de service public: rendre les choses accessibles.
Les coulisses de l’ouverture du quartier des arts de Lausanne
- Comment rendre chaleureux un site autant bétonné?
- On a tout ce qu’il faut: de nouveaux bâtiments, un quartier naissant, des moyens et des collections à montrer. Bien sûr, les musées ont une allure très hiératique et peuvent être intimidants. Rendre le lieu plus verdoyant, casser l’impression d’îlot de chaleur, c’est un impératif. Comme aller dans un lieu de culture s’avère déjà compliqué, il faut créer une granularité pour que les gens aient envie de s’y frotter. Les jeunes skateurs qui utilisent le parvis pour se livrer à leur passion n’ont pas encore passé le tourniquet du musée, mais cela viendra. Un autre bâtiment du quartier va prendre une nouvelle orientation. Le poste directeur (la «tour de contrôle des trains» collée à la voie 1, ndlr) sera utilisé – d’ici à quatre ans au plus tôt, quand les travaux d’aménagement seront terminés – non seulement comme porte d’entrée du site, mais aussi comme atelier d’artistes et lieu de création vivante, en partenariat notamment avec l’ECAL. Ce n’est pas seulement un quartier des musées, mais un quartier des arts.
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- Quelle programmation pour séduire sans se trahir?
- Autant on doit attirer les visiteurs, autant nous devons faire des propositions ambitieuses. On ne fera pas une expo Van Gogh numérique comme vient de le faire Beaulieu. Nous n’irons pas non plus concurrencer la Fondation Gianadda. Nous n’avons pas vocation à créer des blockbusters. Notre rôle consiste davantage à amener notre public à voir ce qu’il ne connaît pas. A créer une expérience sensible. Si je veux voir des Van Gogh, je tape son nom sur mon smartphone et je vois défiler toute son œuvre. Est-ce que ça remplace l’expérience du musée? Evidemment non! Ce que nous proposons n’est pas de fétichiser l’œuvre originale mais de comprendre comment elle dialogue avec d’autres, de découvrir un parcours de visite, de comprendre comment elle parle avec d’autres collections ou musées. Etre ambitieux tout en étant ouvert au plus grand nombre, sacré défi! Et il ne suffira pas d’être populaire en traînant les classes d’élèves à nos expos! Nous assistons à une réinvention de la consommation culturelle: après le covid, il y a 30% de spectateurs en moins dans les salles de cinéma. Le streaming est passé par là. La révolution des musées doit s’inscrire dans ce contexte. Nous présenterons toujours quelque chose de nouveau en désynchronisant les programmations des trois musées pour qu’il y ait toujours quelque chose d’intéressant à voir à Plateforme 10.
- Comment amener un nouveau public?
- Les habitudes de consommation de la culture changent et les gens qui font la culture changent aussi. Quand Paola Antonelli, la conservatrice du MoMA, à New York, a fait entrer «Pac-Man» au musée, «The Guardian» a titré: «Désolé, ce n’est pas de l’art». Mais les prescripteurs sont désormais sur Instagram et TikTok! Il ne faut pas se vendre mais pas non plus être à distance des jeunes générations. Il faut créer les conditions pour que ceux qui pourraient se sentir concernés puissent avoir accès. D’un point de vue financier mais aussi en termes de sentiment d’avoir une légitimité sociale et intellectuelle suffisante pour franchir les portes. Nous devons séduire par cercles excentriques. Il faut une acceptation et une adhésion locales sans être localiste.
Du point de vue de l’accueil, il faut faire des choses simples: on doit bien manger et sentir que les enfants sont les bienvenus. Nous visons à être l’objet culturel le plus intéressant de Suisse romande. Faire venir les Genevois, c’est un enjeu. Ils ne se sont pas déplacés pour Expo.02, espérons que les mentalités ont évolué en vingt ans! Lausanne devient la capitale romande, avec des éléments originaux comme la Collection de l’art brut, d’autres plus patrimoniaux comme l’Hermitage et le succès d’un concert comme celui de Soprano à la Pontaise. On fêtera le 1er Août ici, et nous présenterons des films en plein air avec le Festival de Locarno, cela marque notre ambition nationale et une ouverture vers la Suisse alémanique. La nomination de Juri Steiner, un Zurichois, à la tête du MCBA va aider. Ensuite, il faudra conquérir l’international. Là, on s’inscrit dans une offre de tourisme plus globale qui intègre aussi bien le château de Chillon que le Musée d’art et d’histoire de Genève. A Nantes, nous avons du succès, car c’était la ville de passage pour aller en Bretagne. Tout le monde passe par Lausanne pour se rendre aux sports d’hiver. Si nous participons au fait que les touristes s’arrêtent, c’est une bonne chose.
- Faut-il personnaliser la direction de Plateforme 10?
- Ce n’est pas dans ma personnalité et, à long terme, cela peut s’avérer dangereux. C’est difficile de succéder à des figures tutélaires comme Claude Nobs au Montreux Jazz Festival ou Pierre Keller à l’ECAL, Mathieu Jaton et Alexis Georgacopoulos en savent quelque chose. Mais évidemment que de tels personnages ont grandement aidé leurs institutions. Pour ma part, je mise sur l’équipe et je crois au moyen et au long terme. Les trois nouvelles directions de musée seront toutes en place d’ici à six mois, avec l’arrivée en juin déjà de Nathalie Herschdorfer à Photo Elysée, de Juri Steiner au MCBA en juillet et du ou de la successeur, pas encore nommé(e), de Chantal Prod’Hom au Mudac en janvier. Le quartier ne fera alors que monter en puissance et donnera son maximum une fois toutes les équipes en place.
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Dates clés:
1971
Naissance à São Paulo, au Brésil.
De 1999 à 2011
Cet écrivain qui a signé une vingtaine d’ouvrages dirige la Maison d’Ailleurs, à Yverdon, où il double les collections, professionnalise l’institution et monte l’Espace Jules Verne, qui recevra un prix européen.
De 2011 à 2020
Directeur du Lieu unique, à Nantes, il fait venir Patti Smith ou Philip Glass, monte des expos avec le Centre Pompidou ou le Barbican, fait venir des photographes majeurs et crée des spectacles avec des chorégraphes de prestige comme Boris Charmatz.
2014
Nommé consul honoraire de Suisse à Nantes.