- La situation des droits de l’homme ne cesse d’empirer. N’avez-vous pas le sentiment de quitter un bateau qui prend l’eau?
- Manon Schick: Parfois, oui, j’aurais bien aimé quitter le navire en l’ayant amené à bon port. Mais le rôle d’Amnesty, et celui d’autres organisations qui œuvrent dans les droits humains, c’est vraiment d’être un chien de garde. Sans nous, la situation serait pire encore. Oui, elle a empiré, mais ce qui me donne de l’espoir, c’est son côté cyclique; le navire n’est pas en perdition, même s’il y a un défi majeur actuellement. Ce sera un beau challenge pour la personne qui me succédera.
- Ce n’est pas un aveu d’impuissance déguisé, ça?
- Au contraire. Diriger la section suisse d’Amnesty pendant dix ans m’a permis de me rendre compte qu’on peut changer les choses, qu’on a un certain pouvoir. On a eu une influence sur la création de certaines lois. Et je suis très fière du fait que nous sensibilisions aux droits humains par une formation 10 000 élèves par année.
- On raille désormais les défenseurs des droits de l’homme, en êtes-vous consciente?
- Oui, «droit de l’hommiste» est parfois devenu une insulte. C’est un état d’esprit instillé par les milieux d’extrême droite, les théoriciens du complot. Heureusement, en Suisse, en dehors de ces milieux, personne ne conteste les droits fondamentaux.
- L’acceptation de l’initiative de l’UDC sur l’autodétermination nous obligerait à sortir de la Convention européenne des droits de l’homme. Un pas de plus vers cette remise en question?
- Oui, et c’est terrible! Qu’à aucun moment l’UDC ne se rende compte que cette initiative sabote un socle fondamental de la Suisse... On peut être en désaccord sur beaucoup de choses, c’est le jeu politique, mais cette convention a été mise sur pied au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour protéger les minorités, après les millions de victimes des chambres à gaz. C’est le fondement même de sa création! Je ne comprends pas qu’on puisse se rallier à l’idée d’en sortir!
- Vous serez soulagée de ne plus affronter Oskar Freysinger (UDC) sur les plateaux de télévision?
- Je crois au débat. J’ai toujours eu du plaisir à défendre nos positions. Ce n’était pas forcément le pire à affronter. Je me souviens d’un débat où son camarade de parti Yves Nidegger a passé son temps à me dire que, de toute façon, j’étais payée pour dire ce que je disais, comme si je n’avais pas mes propres valeurs et convictions.
- C’est usant, à la longue?
- C’est surtout très frustrant. Surtout quand vous avez affaire à quelqu’un d’intelligent. Lors d’un autre débat télévisé, il soutenait que l’initiative de l’UDC ne prévoyait pas de quitter cette Convention européenne des droits de l’homme alors que c’était écrit sur leur site internet. Nous étions en direct, je ne pouvais pas ouvrir mon ordinateur pour lui prouver le contraire. A l’apéro, il est venu me dire que j’avais raison, mais qu’il n’allait quand même pas le reconnaître en pleine émission. Devant tant de malhonnêteté intellectuelle, les bras m’en sont tombés! On peut avoir des visions différentes pour l’avenir de notre pays, mais là, c’était purement et simplement du mensonge!
- C’est arrivé souvent?
- Heureusement non, la plupart du temps j’ai rencontré des gens qui étaient dignes de débattre, avec des échanges souvent enrichissants. Notamment sur l’initiative pour des multinationales responsables, un combat que je mène depuis dix ans et qui me tient à cœur, même s’il peine à avancer. Mais quand je discute avec des parlementaires, des patrons d’entreprise, avec Economiesuisse, on voit que nos visions sont différentes, comme nos objectifs; mais il y a un respect, personne ne me dit: «Oh, vous avez une petite voix sucrée, Madame», comme Me Bonnant me l’avait lancé dans un échange radiophonique! La même attitude dénigrante qu’on retrouve aujourd’hui envers Greta Thunberg, critiquée sur son physique ou son handicap.
- Vous qui avez milité très jeune, vous retrouvez-vous en elle?
- Je n’aurais jamais pu être à sa place, mais j’admire son audace, sa ténacité, je ne sais pas comment elle fait pour supporter toutes ces attaques personnelles. Si j’avais 16 ans, je militerais à ses côtés. J’étais d’ailleurs à la manifestation des seniors pour le climat à Berne.
- Malgré le fait que l’écologie a piqué la vedette aux droits humains?
- Mais la planète ne va pas exploser, elle se régénérera, ce sont les êtres humains qui vont disparaître; du coup, on reste dans la défense des droits humains. Ce sont les plus vulnérables qui vont être frappés de plein fouet par le réchauffement climatique; 600 millions de personnes vivent sur des territoires qui risquent de disparaître, elles vont devoir migrer et ne seront pas les bienvenues. D’autres n’auront plus accès à l’eau potable ni ne pourront cultiver leurs terres. C’est important aussi de les défendre par rapport aux décisions qui vont être prises. En luttant contre le réchauffement climatique et ses conséquences, on est en train de sauver l’humanité.
- Votre fibre combative ne s’est donc pas émoussée?
- Non, elle est toujours là, et je peux même dire que certaines injustices m’atteignent plus qu’avant. Je suis touchée par le combat d’une Anni Lanz, cette septuagénaire qui milite depuis des années pour défendre les réfugiés. Elle a commencé à braver la loi en allant chercher elle-même un jeune Afghan renvoyé en Italie et doit répondre aujourd’hui de ses actes devant un tribunal. C’est admirable que des gens comme elle aillent jusqu’au bout pour rester fidèles à leurs valeurs.
- Vous pourriez vous aussi désobéir à la loi quand vous ne serez plus à la tête d’Amnesty Suisse?
- Oui. Jusqu’à présent, j’ai travaillé dans une organisation qui exige des Etats qu’ils respectent les lois et les conventions, ce serait difficile pour moi de les enfreindre. Après, ce sera différent. Bon, je n’irais pas bloquer le pont Bessières avec Extinction Rebellion, mais je pourrais très bien aller m’asseoir devant la porte d’une famille de réfugiés que l’on veut injustement renvoyer.
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- Et vous enchaîner à leur porte de façon plus musclée, comme les militants de Greenpeace?
- Pourquoi pas? (Sourire.)
- Envoyer des pétitions aux gouvernements qui ne respectent pas les droits de l’homme, cela a-t-il encore une utilité?
- Bien sûr! Quand j’ai rejoint Amnesty, à 20 ans, mon groupe écrivait déjà depuis une dizaine d’années aux autorités syriennes pour demander des nouvelles de personnes qui avaient disparu dans les prisons du père de Bachar el-Assad. Quand ces prisonniers sont sortis, ils ont expliqué avoir été les seuls à survivre en raison justement de ce soutien. Je me rappelle m’être demandé comment on pouvait être tenace à ce point. Ecrire pendant dix ans sans savoir si la personne est encore en vie... C’est un combat de la ténacité, qui ne dure pas un an mais trente ans, toute une vie. Et si l’on regarde sur les trois dernières générations, oui, la situation s’est améliorée! Sur la peine de mort, les exécutions extrajudiciaires, on a réussi à mettre en place des garde-fous qui permettent de tenir les Etats pour responsables. Vous savez, même si je pars, ce combat des droits fondamentaux va m’accompagner toute ma vie.
- Pourquoi partez-vous, finalement?
- C’était prévu dès mon engagement de ne pas dépasser deux mandats de cinq ans. Plus, ce serait le risque de lasser et de se lasser. Et, pour moi, d’avoir cette étiquette d’Amnesty qui me colle à la peau et m’empêche de faire autre chose.
- Qu’avez-vous envie de faire en 2020?
- J’aimerais trouver un travail qui a du sens pour moi et pour la société, mais avec plus de légèreté. Ça ne sera peut-être pas facile à trouver…
- Collaboratrice personnelle de conseiller ou conseillère fédérale, par exemple, ça vous tenterait?
- Pourquoi pas? L’appel est lancé! (Rires.) J’aime aussi la culture, la cuisine. Je pourrais ouvrir un restaurant, mais je n’accueillerais pas plus de trois personnes à la fois, je n’arrive pas à cuisiner vite!
- Votre téléphone sonne-t-il beaucoup ces jours-ci?
- Non, j’ai reçu deux propositions, plutôt chouettes d’ailleurs. Mon profil doit faire un peu peur. Je vois mal de grandes entreprises engager la passionaria des droits humains qui s’attaque aux multinationales. Et puis je ne voudrais pas non plus être engagée comme un alibi du style «greenwashing».
- Vous avez envie de penser un peu plus à vous, à votre couple?
- Je n’ai pas l’impression de l’avoir négligé, mais il faudrait demander à mon compagnon. J’ai toujours pris du temps pour moi, je marche en montagne, je vois des amis, je chante dans un chœur, je vais à des concerts...
- Vous avez gardé des contacts avec ces femmes, dont vous avez tracé le portrait dans un livre, qui se battent aux quatre coins du monde pour l’égalité et la justice?
- Oui, notamment avec une femme exceptionnelle au Congo, qui a sauvé un nombre incalculable de femmes violées et mériterait un Prix Nobel. Elle m’a dit récemment qu’un de ses enfants ne lui parlait plus, il lui reprochait son engagement et le fait qu’elle n’avait jamais été là pour lui. C’est injuste et cela m’a beaucoup attristée, ce garçon aurait-il fait le même reproche à son père? Mais c’était difficile de lui donner des conseils alors que je n’ai moi-même pas d’enfants.
- Auriez-vous réussi à concilier maternité et combat pour les droits fondamentaux?
- Je ne sais pas puisque cela ne s’est pas présenté. Du coup, je n’ai pas eu à choisir entre carrière et maternité. Quand je vois mes amies qui ont des enfants, oui, je trouve que c’est compliqué!
- C’est un regret malgré tout de n’avoir pas été mère?
- Rétrospectivement, encore une fois, je ne sais pas très bien comment j’aurais fait! Le travail avec des militants bénévoles, c’est souvent le soir et le week-end. Peut-être que mes enfants me le reprocheraient aujourd’hui et que je le vivrais mal. Ce n’est pas arrivé, c’est comme ça, et je n’ai pas voulu m’acharner. Ma vie me va très bien comme ça!
Manon Schick en trois mots
- Journaliste: en 1993, à 19 ans, elle entre comme stagiaire à L’illustré. Elle finira par quitter le journalisme pour entamer des études universitaires.
- Volontaire, en 2003, durant un an
en Colombie avec les Brigades internationales de la paix.
- Directrice: en 2011, après en avoir été la porte-parole, elle dirige
la section suisse d’Amnesty International.