Lui, c’est le gardien du feu sacré. Et l’esprit du feu, chez les chamanes, c’est important. «C’est le feu qui transmue, purifie et donne leur verticalité aux rituels», explique Frédéric Roure, le druide de Corbeyrier (VD). Jour et nuit, il va l’alimenter, le contenir, apporter les braises pour allumer d’autres feux sur le terrain de ce 12e Festival du chamanisme et des traditions et spiritualités ancestrales, qui s’est tenu à Génac (Charente) du 25 au 28 avril. Une sorte de Paléo du spirituel qui réunit des chamanes du monde entier ayant pour ambition, selon ses organisateurs, «de permettre aux humains de retrouver leurs racines et la sagesse universelle qui régissait le fonctionnement des communautés».
Un festival qui s’ouvre justement par l’allumage du feu sacré avec Frédéric à la manœuvre, en robe blanche, longs cheveux retenus par un bandeau et petite barbichette qui lui donne un air christique. Il sourit: «Jésus était un grand chamane à mes yeux. Vous sentez, on sent l’énergie monter, c’est un feu plus doux, plus paisible que les autres années. Ce festival, c’est un cadeau énorme, certains chamanes ont fait deux jours de pirogue pour arriver jusqu’à l’aéroport.
Tour de Babel
Le rendez-vous est unique en son genre, c’est vrai. A Génac se côtoient des dizaines de chamanes mongoles, sibériens, un chef spirituel maori, des hommes-médecine aborigènes, chiliens, brésiliens, un chef ancestral navajo, un leader papou, un guérisseur haïtien, un Japonais authentique ninja et samouraï, des chamanes de la forêt amazonienne, de la Guyane au Brésil, un prêtre vaudou du Bénin par ailleurs docteur en anthropologie à la Sorbonne.
Bref, une sorte de tour de Babel des pratiques sacrées en lien avec la nature à l’heure où, disent ces détenteurs d’un savoir immémorial, l’espèce humaine risque l’extinction à force de ne plus savoir la respecter.
>> Voir le portrait en vidéo d'un couple de chamanes de Peseux (NE)
Initiation aux rites chamaniques
«Jardiniers de l’humanité»
Réunis sur l’estrade de la tente centrale, ces «jardiniers de l’humanité», selon leurs mots, ont appelé à un partage fraternel des savoirs. «Hi ha!» a scandé le public à la suite du charismatique Maori Ojasmin Kingi Davis: «On emmène l’énergie des cieux, un peu plus fort si vous voulez que mes ancêtres arrivent!» La spiritualité n’empêche pas le côté showman ni l’humour.
Dès le matin, on se presse devant la tente des inscriptions pour les soins individuels. Devant la variété du public, on se dit que le chamanisme en Occident connaît un net retour en grâce, lui qui fut longtemps diabolisé. On croise Line Sturny, de Payerne, déo celte, pour ne pas employer le terme chamane, qui signifie «celui qui sait» en langue toungouze.
Pour cette ancienne photographe, la Suisse est une terre hautement chamanique et nous n’avons rien à envier aux peuples premiers. Même si, bien sûr, c’est plus fun de dire qu’on a pris de l’ayahuasca avec un chamane amazonien que fait un voyage au son du tambour à La Brévine (NE). C’est là qu’habite justement Jean-Mary Grezet. L’ancien coureur cycliste (2e du Tour de Romandie en 1984) a reçu le secret d’un guérisseur jurassien avant de se laisser envoûter par la magie du tambour chamanique. «On ne peut pas choisir de devenir chamane, ce sont les esprits qui nous appellent et agissent à travers nous, dit-il. Nous sommes juste des clés de contact!»
Mais pourquoi porter une tenue celtique, pourquoi ces objets rituels, pipe, pattes d’ours, plumes, colliers, serpe qui donnent au décor un côté Seigneur des anneaux? «Quand je mets mes colliers, je reçois réellement mes pouvoirs», explique Line. Jean-Mary assure que porter des vêtements rituels lui permet la connexion avec les ancêtres qui vont le guider. Il va d’ailleurs animer un chaudron celte ou hutte de sudation, «une cérémonie de purification et de renaissance à soi». Preuve de l’universalité du chamanisme, quelques mètres plus loin, des Indiens proposent le même rituel version sweat lodge.
Techniques ancestrales
«Tout ce que nous faisons dans le travail chamanique se fait depuis des dizaines de milliers d’années. Nous ne faisons qu’utiliser des techniques ancestrales», affirme notre gardien du feu. Ce père de trois enfants, qui fut pompier dans la marine française avant d’assurer ici la maintenance du feu sacré (oui, cela peut faire sourire), pratique désormais le soin chamanique à Vevey. Son épouse Violaine est à ses côtés à Génac. Initiée elle aussi. «Soit je le suivais, soit je le quittais», sourit-elle.
On retrouve Alain Ossian Rémy, qui va nous guider sous tente «à la rencontre de notre animal de force», «à ne pas confondre avec l’animal totem, emblème d’un clan ou d’une tribu», explique ce Jurassien des Franches-Montagnes. Assisté du tambour de Michael, qui vient de Moutier (les Suisses sont une bonne dizaine sur le festival), le voyage chamanique peut commencer alors que la pluie s’est mise à tomber. Pour l’anecdote, il paraît que, lors d’une édition précédente, les chamanes aborigènes avaient chanté la prière pour la pluie et s’étaient excusés platement après qu’un déluge se fut abattu sur le lieu jusque-là ensoleillé. A se demander s’ils ont réitéré. Evidemment, la prière pour le soleil en Australie…
Voyage sonore
«Votre animal de force est avec vous depuis votre naissance», dit Alain d’une voix douce où l’accent du pays est toujours présent. Au terme de ce voyage sonore, où c’est notre corps éthérique qui aura voyagé, selon lui, certains évoquent un perroquet, une araignée, une femme semble frustrée d’avoir vu un moustique. «Tout le monde espère un tigre ou un éléphant, plus prestigieux, mais chaque animal a sa force», prévient le druide suisse, dont les cheveux et la barbe sont aussi blancs que sa tunique. Physique de vieux sage dont on vient de loin suivre l’enseignement de la Voie blanche. Extraction et recouvrement d’âme. Les deux actions essentielles pratiquées par un chamane durant un soin individuel. Enlever les blocages, ramener des bouts d’âme qui se seraient dispersés, notamment lors d’un traumatisme.
Dans son livre «Le chamane et le psy», Laurent Huguelit, chamane suisse, expliquait qu’un soin doit être rapide. «Si ça dure des années, il faut se poser des questions!» A ses yeux, le chamane n’est pas un maître spirituel, mais plutôt un être rude, simple, qui ne caresse pas dans le sens du poil ni ne s’apitoie. Ce sont les esprits qui font le boulot. «Nous allons directement là où il y a des choses à régler, là où ça fait mal, là où ça coince!»
Transe impressionnante
Difficile parfois à saisir pour un cerveau cartésien que les esprits chamaniques ont une existence autonome et ne sont pas une construction de l’imagination. Frédéric, Line, Alain ou Vera Sazhina, la chamane sibérienne, dont les états de transe impressionnent («elle peut vous marcher dessus, piquer ou vous lécher l’oreille», prévient Line) voient les esprits. Ces entités qu’un scientifique ouvert au chamanisme a rapprochées des champs énergétiques de la physique quantique.
«Petit, je pensais que tout le monde les voyait comme moi», raconte Frédéric. A parcourir le programme du festival, il y a tout de même de quoi en perdre son latin, enfin son celte d’usage. Comment se retrouver entre l’atelier de confection d’une potion magique ou de balais énergétiques pour nettoyer l’entourage, le voyage de soins avec un didjeridoo, la consultation des oracles mongols, l’enseignement de la transe gnawa, la cérémonie des trois tabacs donnée par Milenko, l’homme-médecine du peuple atacameno? Nous sommes justement avec ce chamane chilien vivant en France qui explique à l’assemblée que l’esprit du grand-père tabac est très fort, très masculin, d’où la présence de sa compagne à ses côtés pour tempérer cette énergie. L’initiation dure cinq heures en temps normal, nous n’aurons droit qu’à une version courte pour festivaliers.
Un mélange qui tabasse
Milenko, entre deux incantations et chants, soufflera la fumée sur la tête des participants, puis chacun devra absorber par le nez un liquide brun déposé sur ses paumes jointes avant de voir le chamane lui faire respirer par les deux narines un mélange sacré de plantes et de tabac qui monte directement à la tête et a vu votre serviteur perdre la sienne l’espace d’un instant, ayant le sentiment qu’un tonneau de moutarde de Dijon avait pris d’assaut son cerveau. Décapant!
Patrick Dacquay, chef coutumier du Cercle de sagesse de l’Union des traditions ancestrales, organisateur du festival, estime qu’il faut faire preuve de tempérance et ne pas venir à Génac avec un esprit consumériste. «Ce n’est pas un salon du soin et de la voyance», à chacun de trouver ou de se laisser guider vers le soin qui lui est destiné. On laissera le mot de la fin à Mircea Eliade. Le célèbre anthropologue a écrit un jour que le chamanisme est la pratique la plus ancienne, celle qui est la plus proche de l’origine de l’humanité. «Elle est donc plus proche de la vérité toute nue.»